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Les congressistes de Vienne étaient les premiers responsables : chaque prince avait emporté son contingent d’âmes sujettes, et le premier devoir de leur sujétion était de ne se plus souvenir de la patrie morcelée ; l’Allemand devait être « le suisse, le colporteur et le laquais du monde entier. » De là, par représailles, les tressaillemens de fierté qui parfois devenaient séditieux, les explosions de révolte qui soudain se faisaient meurtrières ; la « métaphysique de la haute police transcendantale, » au lieu de voir le mal et d’y remédier, trouvait plus commode de dénoncer une grande conjuration de haute trahison, et de sévir. « Si l’un des côtés de la patrie était tourmenté par des mouvemens sans fin et sans but, c’est que l’autre paraissait frappé d’apoplexie : » Goerres, à l’avance, prédisait à cette police apoplectique une série de défaites.


De jour en jour, annonçait-il, la force puissante de la nature se développe davantage dans les peuples… La nation veut l’unité, et son vouloir est comme la croissance des arbres, comme le vent qui souffle : aucun effort ne peut opposer une barrière… Toute l’histoire de l’Allemagne, depuis trois siècles, n’est que stérilité et langueur… Autrefois, quand les États étaient parvenus à ce point de décadence, la Providence employait le moyen de l’émigration des peuples ; des flots de barbares se répandaient sur les nations languissantes. Ce moyen n’existe plus, depuis que la civilisation a détruit les anciennes forêts, et que la charrue a dompté la terre au profit de l’homme. Mais cette civilisation a ouvert la communication avec un nouveau monde qui, par des forces morales, remplace cette force physique épuisée, et qui joue un grand rôle dans les révolutions des États. C’est ce monde mystérieux des idées qui plane au-dessus de toute notre existence et qui anime toutes les formes. Les idées servent d’âme aux États et leur donnent la véritable existence. Mais quand un État vieillit, l’idée qui l’avait animé, et qui d’abord le pénétrait tout entier, devient de plus en plus étrangère à la matière ; alors, de conservatrice elle devient destructrice ; et parce qu’elle veut se construire une demeure nouvelle, elle dissout les liens de l’ancienne organisation, afin de faire place à la création nouvelle… Et de toutes les démences la plus impardonnable est celle de vouloir arrêter cette grande œuvre de création, et d’entreprendre la lutte contre les idées, dans laquelle personne n’a triomphé.


La Prusse, insensible au reproche de démence, avança d’une étape dans la lutte contre les idées : un mandat d’arrêt lut lancé contre ce prophète de l’unité allemande ; Goerres dut s’enfuir. « C’est la malédiction de cette terre infortunée, versifiait alors le poète Uhland, que ceux qui brûlent pour la patrie de la flamme