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assemblée formée d’élémens hétérogènes qu’il convenait de ménager. Sa physionomie ouverte, son caractère loyal et conciliant, plaisaient à ses collègues : il défendait son opinion énergiquement, mais il montrait une aimable déférence à celle des autres, et l’on ne surprenait dans ses discours ni subtilités, ni pièges. La politique « des mains nettes » n’était pas assurément chez lui une préférence et encore moins une doctrine ; toutefois, comme nous ne pouvions pas alors en avoir ostensiblement d’autre, il valait certes mieux paraître spontanément modestes qu’impatiens et déçus. M. Waddington avait bien ses vues du côté de Tunis, mais il jugeait qu’il fallait seulement tâter et préparer le terrain, et, en attendant, recueillir le bénéfice moral d’une conduite désintéressée. Il s’était acquis de la sorte beaucoup de crédit : son intervention était toujours acceptée volontiers, soit qu’il affirmât nos droits séculaires dans le Levant, soit qu’il proposât l’extension des frontières grecques, soit qu’il fît connaître son sentiment sur les diverses affaires en discussion. Bien qu’il eût retenu de son origine anglaise une prédilection pour le Cabinet de Londres, son patriotisme français incontestable et son impartialité naturelle inspiraient la plus haute estime, et, très souvent, sa parole habile et sincère ralliait à son avis l’unanimité de ses auditeurs. Il avait d’ailleurs auprès de lui, pour aider et éclairer au besoin sa marche, dans ce milieu nouveau pour lui, un diplomate supérieur, son intime ami, le comte de Saint-Vallier, accrédité depuis plusieurs mois à la cour d’Allemagne.

Cet ambassadeur de premier ordre a laissé une impression ineffaçable dans le souvenir de ceux qui l’ont connu. La destinée lui avait prodigué les dons les plus rares, en même temps que d’âpres rigueurs. Tout en lui, l’expression de ses traits, l’éclat de ses yeux, sa voix accentuée, son élégance patricienne, révélait une nature d’élite. Ses facultés justifiaient sa rapide élévation, et il savait tempérer par le charme et la souplesse de son esprit l’apparence un peu hautaine de son attitude. Mais il payait cher ces faveurs de la fortune : depuis de longues années, les crises intermittentes d’une maladie incurable, un squirre stomacal, épuisaient lentement ses forces. Il avait néanmoins poursuivi sa carrière, et s’était fait, en ses différens postes, une situation exceptionnelle. Chef du cabinet au quai d’Orsay, ministre à Stuttgart avant la guerre de 1870, plus tard commissaire au quartier général allemand à Nancy, puis sénateur et ambassadeur