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pas toujours art, et dont le vrai nom n’est alors qu’impuissance à gouverner soi-même le mouvement de sa pensée. On en trouve la preuve dans les Discours des Misères de ce temps. Les négligences n’y manquent pas non plus, et, en particulier, des libertés de syntaxe et de versification que rien ne justifie ni n’excuse. Le simple y rime avec le composé, armes avec gens d’armes, abuser avec user, conçut avec reçut ; les mots que termine une diphtongues ay ou oy suivie de l’e muet — joye, playe, proye — tantôt font deux syllabes et tantôt n’en font qu’une ; la forme même de certains autres mots y varie, selon le besoin que le poète en a, ici soldars et là soldats ; le participe s’accorde ou ne s’accorde pas… Mais, quand on a dit tout cela, les Discours n’en demeurent pas moins, pour la fermeté de la langue, la souplesse de la versification, et la sincérité de l’accent, un des chefs-d’œuvre de Ronsard. C’est que derrière l’auteur, l’homme s’y montre, ou plutôt c’est à peine si l’auteur s’y laisse voir, — dans quelques comparaisons qu’il ne peut, même en sujet chrétien, s’abstenir d’emprunter à cette mythologie dont les séductions le hantent, — et l’homme s’y montre à visage découvert, et non seulement l’homme, mais l’homme public, un acteur de l’histoire de son temps, qui n’écrit plus pour la gloire d’avoir bien écrit, ni pour le plaisir, mais pour agir et pour diriger l’opinion. Les Discours des Misères de ce temps sont des actes autant que des poèmes, et cela seul, en français et en vers, à la date de 1562, était aussi considérable que nouveau.

Ce qui ne l’était pas moins, c’était le caractère de ces Discours, inspirés de la réalité prochaine, et si différens, à cet égard encore, de tout ce qui les avait précédés. Ce n’était plus en effet des fictions antiques, — Adonis et Vénus. Actéon et Diane, Orphée et Eurydice, — qui en soutenaient l’intérêt, mais la vie qu’on vivait, dont ils devenaient eux-mêmes un nouvel élément, la vie contemporaine, la vie de tous les jours ; c’était l’histoire, celle qui se faisait, à laquelle on participait, dont on connaissait, par leur visage et par leur nom, dont on aimait, dont on détestait, dont on applaudissait, dont on maudissait les acteurs, Navarre et Condé, Bèze et Calvin, Guise et Coligny ; et c’était encore la passion, toutes les passions, amour et haine, ambition, cupidité, fureur et colère, tout ce qui remue le cœur des hommes, tout ce qui les divise et tout ce qui les unit, tout ce qui les précipite les uns contre les autres, et, en les jetant à la mort, tout ce qui