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Le patriotisme n’est pas toujours et partout à sa place ; et nous avons peut-être assez dit quel heureux parti Ronsard en avait tiré dans ses Discours, pour avoir ici le droit de constater que l’amour de la France l’a cruellement desservi dans le choix du sujet de la Franciade ! Avait-il songé peut-être, comme on l’a supposé, au sujet qu’à la même époque traitait en Italie le grand, le voluptueux et mélancolique élégiaque de la Jérusalem délivrée ? La sincérité de son patriotisme eût donc pu là se donner carrière, si le rôle de la France a été assez considérable dans le mouvement des croisades. Les Guises et Marie Stuart ne faisaient-ils pas aussi remonter leur origine à Godefroi de Bouillon ? L’occasion eût été belle de les flatter sur cette prétention. Mais Astyanax, fils d’Hector, miraculeusement sauvé par Jupiter de l’incendie de Troie, élevé sous le nom de Phéré-Enchos, —, qui veut dire « Porte-Lance, » et dont on aurait fait par corruption Ferencos, Francus, et Francion, — chassé de mer en mer par la colère de Neptune, abordant aux rivages de Crète, y devenant amoureux de la belle Hyante, fille du roi Dicée et grande prêtresse d’Hécate, se faisant révéler par elle le glorieux avenir de sa race, et cette race engendrant celle de Pharamond et de Mérovée, — lesquels, s’ils ont existé, n’ont rien eu de commun avec Charles-Martel ou Pépin le Bref, non plus que ceux-ci avec Hugues Capet ; — on a peine à s’expliquer que Ronsard ait choisi cette « matière, » et c’est trop peu pour l’en excuser que Lemaire de Belges, dans ses Illustrations de Gaule, eût donné à cette absurde légende une consistance que les contemporains de Louis XII et de François Ier avaient prise pour de l’histoire. Là est le premier défaut de la Franciade : c’est une épopée dont le sujet n’est pas un sujet d’épopée. Il n’y avait rien à tirer de cette fatrasserie ! Pour faire de l’épopée, il faut de la matière épique ; et, en vérité, les personnages de Rabelais, son Gargantua, son Pantagruel, Picrochole ou le moine, frère Jean des Entommeures, ne sont pas seulement plus réels, ils sont, et nous l’avons vu, plus « épiques » que Francus et ses compagnons !

Si le choix du sujet est malheureux, la composition n’est guère moins défectueuse dans la Franciade ; et aussi bien l’art de la « composition » n’a-t-il jamais été le fort de Ronsard ni de la Pléiade. Notre littérature était-elle peut-être alors trop jeune ?