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l’Église comme d’une morte, mais, comme envers une morte, gardait quelque douceur d’impartialité : tout insuffisant qu’eût été le lait de la maigre nourrice, du moins n’en avait-elle refusé une goutte à aucunes lèvres ; si elle avait bercé le mal sans le guérir, du moins avait-elle porté sur ses bras toutes les douleurs du monde ; et seule elle avait, dans la férocité des égoïsmes, jeté en faveur des faibles un cri de pitié. Il ne songeait pas à la maudire, il lui suffisait de s’en séparer. En vain ses maîtres en impiété le prétendaient arrêter dans les joies de la persécution. Comme Dante en face des ombres condamnées, il entendait son guide intérieur lui dire : « Regarde et passe. » Sans perdre son temps à s’acharner contre elles, il avait hâte de saisir la terre des vivans qu’elles ne l’empêchaient plus de prendre. Evadé de la foi, il s’élançait à la conquête de la richesse humaine. Car sur terre, unique domaine de l’homme, l’inégal partage des avantages offerts un instant par la nature est devenu l’iniquité irréparable, le vol scélérat du bonheur auquel tous ont autant de droits. Si les libres penseurs se contentaient de remplacer les catholiques au gouvernement de cette société maintenue en son ancien ordre, c’est-à-dire en son iniquité, leur victoire serait un non-sens, une trahison, car la raison ne triomphe pas où dure l’injustice. Plus le prolétariat lyonnais adhérait à une révolution dans les croyances, plus il devenait impatient d’une révolution dans les fortunes. Cela apparut dès que, réveillé lui aussi par une société tolérée du pouvoir, l’Internationale, il se réunit et parla. Dans les discours et les manifestes de ses chefs, les attaques contre le catholicisme n’ont pas plus d’importance que les protestations des révolutionnaires bourgeois en faveur du prolétariat : c’est la clause de style, la pensée morte. La pensée et la parole vivante ne prévoient, n’appellent, ne préparent que le changement de l’ordre social, la haine véritable porte ses coups à l’organisation de la propriété.

Entre bourgeois et prolétaires le désaccord portait non seulement sur les avantages à obtenir du pouvoir, mais sur les droits à donner au pouvoir. Les révolutionnaires bourgeois étaient les héritiers directs de ces Jacobins lyonnais qui, en 1793, avaient été, même contre leur ville, attachés à Paris. Plus ils avaient conscience de n’être qu’un petit groupe entre les masses conservatrice et prolétaire, plus ils voulaient, si une surprise leur livrait le pouvoir, compenser la faiblesse de leur nombre