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parcourue durant ces quelques derniers mois. J’essayai de rappeler à ma mémoire les différens pays — et leurs populations — que j’avais traversés pendant ce voyage, les villes prospères ou les pauvres villages que j’avais visités, les centres de civilisation et les solitudes primitives. Je commençai alors à saisir ce qui était toujours resté pour moi jusqu’ici quelque chose d’irréel. Quelle différence entre ce qu’on imagine et ce qui est ! On pourrait recueillir les plus sûres informations, écouter les descriptions les plus explicites ou étudier les meilleurs livres : combien une connaissance ainsi acquise sera loin encore de l’expérience personnelle ! Les meilleurs renseignemens, les statistiques les plus exactes et les livres les plus intelligens ne seront jamais capables de produire l’effet de la réalité, et ce n’est pas sur eux que notre faculté d’abstraction s’exerce avec le plus de profit. Ce qu’on sent a bien souvent plus de valeur que ce qu’on voit, et la vérité psychologique importe généralement plus que les faits matériels. Si nous voulons connaître un pays et ses habitans, c’est leur vie, comme telle, qui nous éclairera le mieux. La vie, dans son expression variée, au travail et au repos, dans son principe et ses différentes manifestations, nous révèle la source profonde d’où jaillit l’énergie dans les directions diverses.

Le jour baissait à mesure que nous faisions halte aux dernières petites stations. Sur chaque quai, je voyais des soldats étrangers appartenant aux troupes alliées : ici, de blonds Teutons géans ; là, de courts et bruns bersaglieri. Et chaque quai montrait plus de mouvement et de confusion à mesure que nous approchions de la métropole. Comme nous contournions le Parc-aux-cerfs impérial, le soleil commençait à décliner. Les effets devenaient de plus en plus magnifiques : les masses sombres du feuillage qui se fanait, encadrées par l’éclatante ligne bleue des collines de l’Ouest, formaient un saisissant paysage où couleurs et lignes étaient si imprévus, si étranges qu’on les eût dites peintes par la main magique et fantasque d’un maître chinois. Les forêts avaient l’air aussi sombre que si elles cachaient encore les monstres et les dragons des vieux contes, et les collines étaient comme autant de pains de sucre dressés par les géans.

C’était un aussi parfait paysage chinois que je pouvais le souhaiter ; et, pour l’achever, le soleil se couchait dans un incendie farouche et lançait des rayons enflammés, avec une fureur