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ont cruellement payé leur orgueilleuse résistance au progrès à l’américaine.

Le Philippin, aux yeux de l’Américain, ne sera digne de la liberté que lorsqu’il sera devenu lui-même un Américain, lorsqu’il aura abandonné tout ce qu’il tient de sa nature orientale et tout ce que lui ont légué ses maîtres espagnols. Pour transfigurer le Philippin en un Américain, il faudrait changer de fond en comble sa nature et d’abord modifier le milieu géographique et climatologique dans lequel se déroule sa vie. Entre le Yankee, l’homme de l’effort et de la conquête, le héros de la strenuous life, le lutteur inlassable toujours avide d’entreprendre et de réussir, le démocrate d’instinct et de traditions, et le Philippin, paresseux et jouisseur, capable de passions fougueuses et de voluptueuse nonchalance, se délectant aux pompes religieuses et passionné pour les jeux cruels et les spectacles sanglans, étrange composé d’intelligence native et d’astuce instinctive, mélange d’indolence andalouse et de fierté castillane, recuites et comme condensées par le grand soleil des tropiques, n’existe-t-il pas une irréductible incompatibilité d’humeur ? Les bienfaits que leurs vainqueurs leur imposent, les Philippins ne les acceptent pas ; impuissans à les répudier, ils les subissent. Invitum qui-serval, idem facit occidenti ; les Philippins n’éprouvent pas le besoin d’être sauvés, ils ne voulaient pas d’une civilisation dont ils n’apprécient pas les avantages et qui ne s’adapte ni à leur caractère, ni à leurs traditions. « Les Espagnols, écrivait Aguinaldo au Président de la République, nous ont inculqué l’orgueil de leur race, la passion de leur langage et l’amour de notre patrie. Abandonnez donc l’idée de faire de nous un autre peuple. » En vain les Américains, après les heures cruelles de la répression, multiplient aujourd’hui, avec une indéniable générosité, les moyens de séduction ; ils peuvent gagner quelques individus en les associant à leur pouvoir, mais, dans la masse, le sentiment de défiance et d’hostilité persiste d’autant plus que, de la civilisation américaine, ils ne voient pas que les côtés brillans. C’est un fait assez connu que les fonctionnaires américains ne sont pas, en général, l’élite de la nation et que les soldats, recrutés souvent parmi les pires élémens des grandes villes, laissent à désirer au point de vue de la discipline. Les efforts heureux du gouverneur civil n’ont pas encore porté remède à tous les maux de la conquête ; la vie économique a été désorganisée, les