Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/425

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon frère a été rapporté dans sa tente vers 2 heures du matin.

Quelque temps après, les Russes étaient chassés de la parallèle ; on leur avait pris neuf mortiers, quelques prisonniers, et tué ou blessé plus de mille combattans.

Leur tentative pour reprendre la parallèle, à 3 heures de l’après-midi, a été pour eux plus désastreuse encore que celle de la nuit. Ils étaient trois mille, les nôtres quatre cents, et cependant ils ont été rejetés dans Sébastopol, après avoir laissé sur le terrain un monceau de victimes et sans nous avoir fait éprouver la moitié des pertes de la nuit.

Cette action est très belle ; elle fait grand honneur à Pélissier, à de Salles et aux troupes de sa division.

Mon frère n’a rien perdu de ses facultés ; il s’est entretenu avec moi des dangers qu’il a courus ; il vous embrasse tous du meilleur, de son cœur. J’ai passé trois bonnes heures avec lui et j’écris, par ce courrier, à sa femme pour lui donner des détails, car le blessé a eu, tout au plus, la force de lui crayonner quelques lignes[1].

Après avoir déjeuné avec Grenier, qui soigne son lieutenant-colonel en véritable ami, je suis allé voir les généraux Pélissier, de Salles, Faucheux et Rivet, chef d’état-major du 2e corps. Tu ne peux te figurer les marques de sympathie qu’a

  1. Voici cette lettre qui rappelle celle que le général Jean Hardy, père de Victor et de Félix, écrivait à sa femme après avoir été grièvement blessé à la bataille d’Ampfingen, le 2 décembre 1800.
    « Camp du Clocheton, 4 mai.
    Tu n’auras pas une longue lettre de moi aujourd’hui, car je t’écris de mon lit, par suite d’une blessure que j’ai reçue à la tête dans une attaque de nuit contre les Russes, le 1er mai.
    J’ai été atteint par un biscaïen venant obliquement des batteries russes qui enfilent nos tranchées, au moment où nous les franchissions.
    C’est une blessure heureuse, disent les médecins, parce qu’il ne s’en fallait que d’une ligne que l’os occipital ne fût entamé.
    Mais j’ai la tête solide ! J’ai été inondé de sang sur le coup ; ce qui m’a évité une congestion. Je suis en très bonnes mains, sois tranquille ; d’ailleurs tu seras rassurée en voyant que j’ai pu t’écrire.
    Tous les généraux, les colonels, les intendans, les amis de tous grades sont venus ou ont envoyé prendre de mes nouvelles. Cette sympathie m’a beaucoup touché.
    Félix est venu hier ; il ne le pouvait plus tôt, étant de tranchée. Il m’a promis de t’écrire plus en détail que je ne puis le faire sans me fatiguer.
    Je vous embrasse, Léonie et toi, comme je vous aime.
    VICTOR. »