Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/591

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

finale que lui suggère sa philosophie, héritée de Darwin et de Schopenhauer.

Cette philosophie, je l’ai cherchée dans les livres de M. Wells ; elle se laisse entrevoir dans The Island of Dr Moreau. À la suite de péripéties émouvantes, un voyageur anglais est jeté après un naufrage sur un îlot presque inconnu du Pacifique. Là, il est recueilli, à contre-cœur, par deux Anglais qui ont formé dans cette île un curieux établissement scientifique. L’un est le docteur Moreau, qui a été obligé d’abandonner une grande situation à cause de l’horreur soulevée par ses expériences de vivisection. L’autre, son aide, Montgomery, a dû s’expatrier à cause d’une faute grave, commise probablement sous l’influence de l’alcoolisme. Dans cette solitude où les cris de ses victimes ne peuvent parvenir ni aux âmes sensibles ni aux journalistes en quête de copie, Moreau a repris ses expériences. Son rêve absurde et sublime consiste à condenser en quelques semaines ou en quelques mois les lentes et innombrables étapes de l’évolution. Dans son laboratoire, avec des bêtes, il fabrique des hommes. L’opération n’est pas expliquée. Comment le serait-elle ? Le docteur Moreau discute, avec son hôte Prendick, la possibilité de l’entreprise. « Mais les instincts ?… » objecte celui-ci. « Les instincts ! On peut les modifier. Nous ne faisons pas autre chose par l’éducation. N’avons-nous pas réussi à remplacer la combativité naturelle par l’esprit de dévouement et d’abnégation, la rage sexuelle par la chasteté ? » — « Mais vous infligez d’horribles souffrances. » — « La souffrance doit, un jour, disparaître. Mais elle a été, elle est encore nécessaire pour avertir l’homme du danger. Elle est la condition indispensable du progrès et, si l’homme moderne dégénère au lieu d’avancer, il le doit à cette lâche peur de souffrir qui gouverne nos sociétés. »

Bientôt nous apprenons à connaître cette humanité bestiale qu’il a créée autour de lui et qu’il a dotée, au prix d’effroyables tortures, d’un rudiment de parole et de pensée. Les hommes-animaux répètent sans cesse les prescriptions du code qu’il leur a imposé et qui tient en respect leurs sauvages inclinations. Ils rendent un culte à leur bourreau dans un chant caractéristique : « Le ciel et les étoiles sont à lui… C’est sa main qui blesse et c’est sa main qui guérit… » Dans cette société naissante, dans cette demi-humanité artificielle qui date de la veille, il y a déjà des révoltés et déjà des hypocrites. Il y règne un ordre apparent et une activité méthodique, mais on sent que tout cela est étran-