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Dans une telle cohue, la violence est à fleur de peau : il suffit d’un rien pour la déchaîner. Une barbe rousse, c’est un Prussien : tue ! tue ! Un promeneur, philanthrope attardé ou pacifiste avant la moderne Epître aux Gentils, risque une protestation timide. Cinquante voix grondent ou grognent : A bas les taffeurs ! D’autres voix, avinées, font écho, qui hurlent : « Mourir pour la patrie… » puis, à la fin des strophes, avec des cris d’animaux, glapissent : A Chaillot, le roi de Prusse ! » tandis que « quelques voyous lèvent en guise de torches » et agitent des balais enduits de résine…

J’ai peut-être appuyé un peu sur tous ces traits dont est fait le portrait de Paris en juillet 1870 ; mais c’est, il faut le répéter, que la foule de mars 1871 sera faite précisément de ce dont est faite celle-ci : des bouillonnemens refoulés du savetier impotent qui n’aura pas cessé de crier : A Berlin ! sans être jamais sorti de son échoppe ; des espoirs déçus de la concierge qui n’aura pas vu « hacher en morceaux ces grosses saucisses ; » de ce patriotisme surexcité, hypertrophique, débordant en torrent de lave, et subitement resserré, figé, ou captif sous la glace d’une défaite sans précédent et, pour beaucoup, sans explication naturelle ; d’une sorte de rage de jouir aigrie en rage de souffrir, ou, au contraire, de la rage de souffrir tournée en rage, en faim et en soif, de jouir. On y retrouvera, — mais en rouge seulement, — les demoiselles qui, six mois auparavant, s’étalaient publiquement en bleu, blanc, rouge ; les énergumènes aux gourdins, les « vieillards barbus » aux yeux égarés, les « adolescens livides » aux têtes ballantes, et, dans le même « relent de sueur et de vin, » les mêmes « titis » avec les mêmes « cabrioles de singes. » Hélas ! on y retrouvera les mêmes « voyous » agitant, moins innocemment, des torches.


Voilà la grande foule, le peuple, ou, comme va le dire Jules Vallès, « la rue. » Voici « la Cour, » le « Château. » A Saint-Cloud, dans les jours qui précèdent le départ, les salons dorés regorgent et fourmillent. Sous les lustres en feu passe, — se coudoyant, — et MM. Paul et Victor Margueritte nous le montrent du doigt sans sympathie, — tout un monde de courtisans aux genoux usés et de chambellans au dos poli par tous les régimes ; de généraux ventrus, à l’air endormi, mais finauds et matois dans leur graisse ; de sénateurs crochus et claudicans, de députés