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quarts des mortels, un sentiment qui ne fait que de rares et très courtes apparitions dans son esprit. Une grande anarchie règne dans le cerveau de l’homme. Des notions très diverses veulent y triompher tour à tour. On pense à Dieu et puis l’on pense avec autant de ferveur à autre chose, sans se douter que ces deux idées se contredisent absolument ou n’ont aucun rapport l’une avec l’autre. Aujourd’hui l’on est croyant, demain, avec la meilleure volonté du monde, on se trouve dans l’impossibilité d’ajouter foi à autre chose qu’à des lois positives. L’idée de Dieu a sa place dans notre cerveau, sans aucune tendance à se placer au centre des autres idées et sentimens, pour les réduire en système. Mais l’amour gagne chez lui de plus en plus cette capacité de lui faire tout voir par son prisme :


Avant que de l’avoir vue (elle, Élise)
J’étais dégoûté des jours, des nuits, de tout ce qui existe…
Je contemple maintenant la même nature avec Elle : tout me paraît changé…


Il dira plus encore dans l’Attente, et si l’Amour exerce son empire en ce monde à la manière d’une force de la nature, pourquoi, demandera-t-il, l’homme seul voudrait-il s’y soustraire ? Enfin, dans Mon cœur est triste, il suffira au poète d’éprouver une première déception amoureuse pour voir disparaître ciel et terre… « Où est-ce que je trouverais une douleur plus forte pour tuer celle qui me fait souffrir en ce moment ?… Ah ! si tu pouvais garder au moins le souvenir de tant de sermens que tu m’as faits !… »

On arrive à cette conclusion, à laquelle on ne s’attendait guère en lisant La Prière ou La Veilleuse, que l’auteur s’éloigne plus qu’il ne se rapproche de Lamartine, dans ce second recueil de 1838 !


À mesure qu’il quitte son premier grand maître, Lamartine, il se tourne, guidé de loin par Boileau, vers son autre grand maître, La Fontaine, qu’il se donne la peine d’étudier et d’approfondir toujours davantage.

Ce n’est, à la vérité, ni le dernier ni le tout premier aspect du talent de La Fontaine qui charment notre poète, à l’époque de son second recueil. Il n’a pas encore l’idée, ou il ne se sent pas encore la force d’adopter la versification libre. Mais déjà il éprouve la nécessité d’établir, à cet égard, une distinction parmi les fables : s’il y en a qui sont, écrites, tout comme les