Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/908

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute mesure. Nous voulons dire qu’ayant la liberté de faire des allusions désormais trop directes, il attribua à ses animaux des travers qui ne sauraient convenir qu’aux hommes, et ainsi sa fable se changea en une vaine et froide allégorie.

Mais si elles ne sont pas très heureuses au point de vue de la forme littéraire, ces fables de 1863 présentent cet avantage de nous faire connaître la société roumaine après la révolution de 1848 et les très sages opinions sociales de l’auteur. Tandis que la majeure partie des écrivains du temps se montrent enchantés du nouvel état des choses et saisissent la moindre occasion pour élever aux nues les progrès réalisés par leur race, Alexandresco, plus réfléchi, plus pondéré, plus pessimiste et plus ironique, ne voit partout que des lacunes et s’inquiète, au contraire, des changemens trop rapides qui s’opèrent autour de lui. On ne gagne rien à transformer extérieurement une société, à coups de lois, à coups d’épithètes ; mais ce qu’il faut transformer radicalement, et sérieusement, et laborieusement, c’est l’âme même de la société, ce sont les mœurs.

Il passe en revue les quelques défauts capitaux de la nouvelle âme roumaine :

En premier lieu, nous poussons un peu trop loin, dit-il, l’esprit d’imitation, nous introduisons trop vite parmi nous les institutions des autres peuples et leur façon de voir, sans nous demander, au préalable, si elles sauraient ou non nous convenir. — Mais vous-même, n’avez-vous point imité Lamartine, La Fontaine, Boileau ? — Il aurait pu répondre : — Oui, mais je me les suis assimilés tout d’abord, je me les suis convertis en sang et en nourriture, et je n’ai passé que lentement de l’un à l’autre. Au fond, ce qu’il déteste, ce n’est point l’imitation, c’est le manque de réflexion, c’est la hâte, c’est la folie de l’enfant qui veut jouer de trop bonne heure à l’homme.

Un second défaut de la « nouvelle direction, » c’est d’être un peu vague et un peu multiple, suivant les esprits. Le pays ressemble à un chariot que des bêtes diverses, un âne, un étalon, un bœuf, voudraient traîner en même temps. Or qu’arrive-t-il ? Il arrive que : « le bœuf étant éclopé, le cheval blessé à une patte, l’âne inexpérimenté et capricieux, le maître a beau crier et agiter son fouet, du fond de son char : l’étalon s’élance, tandis que le bœuf s’arrête, l’âne donne un coup de pied, et le char n’avance point. »