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sans que le délateur soit prêt à prendre, s’il y a lieu, la responsabilité publique de ce qu’il fait. Que m’importe d’être dénoncé par un homme qui reçoit le salaire de Judas, ou une récompense d’un autre ordre, de l’avancement, une décoration, une place, ou même de l’être par un ennemi qui, bassement, assouvit une vengeance, si ma carrière est entravée et mon avenir brisé par une accusation que je ne connais pas et dont je ne puis dès lors me défendre ? C’est dans la nuit dont s’enveloppe le délateur qu’est le virus de la délation ; et, en vérité, lorsque le mal a pris les développemens effrayans que tout le monde connaît aujourd’hui, les équivoques de M. le président du Conseil ne peuvent provoquer qu’un sentiment de pitié. On attendait autre chose d’un chef de gouvernement en face d’une plaie politique et sociale aussi honteuse, qui venait tout d’un coup d’être découverte : mais il aurait fallu, pour que l’attente publique fût satisfaite, un autre chef de gouvernement que M. Combes, ayant un sentiment plus élevé de la fonction qu’il exerce, et surtout plus d’indépendance.

Il faut signaler un côté particulier de la question. Les délateurs sont tous également méprisables, mais ils sont inégalement coupables, parce qu’ils n’ont pas tous les mêmes obligations. Lorsqu’un épicier, par exemple, dénonce un colonel ou un général, il est un délateur ordinaire ; il n’a aucun devoir personnel à l’égard de ce général ou de ce colonel ; il est libre, et il fait de sa liberté, et même de son honneur, l’usage qui lui convient. Si un officier dénonce un camarade, nous n’avons pas besoin de dire le genre de sentiment qu’il mérite. S’il dénonce un inférieur, il commet un acte dont M. Lafferre seul peut être tenté, ou plutôt obligé de prendre la défense. Mais s’il dénonce un supérieur, le cas n’est plus le même. A la misère morale de l’homme vient s’ajouter un fait d’indiscipline de l’officier, et ce fait est justiciable du conseil d’enquête. Il ne peut y avoir à ce sujet aucun doute. Qu’en pense M. le ministre de la Guerre ? La discussion de son budget ne se passera sans doute pas sans qu’on le lui demande, et nous attendons sa réponse avec un vif intérêt. Lorsqu’il a pris la parole l’autre jour, il l’a fait dans ce premier mouvement qui est généralement le bon. Personne n’a eu le temps d’agir sur lui, ni d’affaiblir dans son énergique détente le ressort moral auquel il a cédé. Mais il n’en sera peut-être pas de même dans l’avenir. L’extrême gauche surveille M. Berteaux. Ses collègues, et M. Combes en particulier, essaieront de lui faire comprendre qu’un ministre du Bloc n’a pas une aussi grande liberté de parole qu’un simple député. Il doit plaire à quatre groupes, problème difficile. M. Berteaux se mettra-t-il dans