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côté de mes jeunes belles-sœurs, pour écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu’elles cueillent du bout de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu’on aurait envie de les fendre d’un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux des chattes lorsqu’elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisans font leurs têtes trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules… Et c’est là l’étrange petit monde qui médite de s’attaquer férocement à l’immense Russie ; les maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter les armées du Tsar !… On n’en revient pas de tant de confiance et d’audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébés jaunes, passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les équipages russes.

Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à cause de la guitare qui l’enchante, et hypnotisé par le paysage artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige tombe, — de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour les arbres qui les reçoivent. Mme Renoncule, la notable geisha d’autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son charme. Comme il arrivait à Mme Chrysanthème sa fille, un changement se fait dans sa figure, qui s’ennoblit ; ses yeux ne sont plus ni puérils ni bridés ; ils reflètent d’insondables rêveries de race jaune, où l’on devine de l’énergie farouche, et qui bouleversent vos appréciations d’avant sur ce peuple rieur.

J’ai subi jadis un commencement d’initiation à cette musique lointaine qui, les premières fois, ne me semblait qu’une débauche de sons incohérens et discords ; de soir en soir, elle me pénètre davantage ; presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d’un frisson plus incompréhensible, il est vrai ; quand cette femme, aux yeux tout changés, agite fiévreusement sur les cordes la spatule d’ivoire, on dirait que l’ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins, vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous font alors des murailles plus assez sûres ; dans l’antique maisonnette, toujours plus enveloppée de crépuscule et d’hiver, on sent passer des effrois d’un ordre inconnu… Il y a aussi des instans où la