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forces plus entières. Tristan, c’est l’art intégral au service de la passion absolue. C’est l’un des plus magnifiques honneurs, un des dons les plus grandioses que se firent jamais la musique et l’humanité.

Il se peut seulement, — et si l’espace ne nous manquait, nous y insisterions davantage, — que l’œuvre soit moins bonne que belle, ou, comme eût dit Taine, que la bienfaisance ne réponde pas en elle à la généralité. Wagner ne l’a-t-il pas éprouvé et reconnu le premier, quand il écrivait à son amie ? « N’attribue pas mon salut à la musique. Je l’ai clairement ressenti, elle n’est pas ma consolation, mon dédommagement. Elle n’est que l’accompagnatrice de mon harmonie avec toi, la nourricière de mon désir… » Voilà bien la définition de la musique de Tristan. En voilà le défaut, la faiblesse parmi tant de force, et le péril. Elle nourrit, elle excite éternellement le désir ; jamais elle ne le satisfait ni ne l’apaise. Elle nous laisse inassouvis et inconsolés. Et puis, tandis que tous les grands drames lyriques de l’amour, un Orphée, une Alceste, un Fidelio, concluent par la vie ou plutôt à la vie, Tristan ne conclut qu’à la mort : non point à celle qui fait renaître et revivre, et par où la dernière leçon du chef-d’œuvre pourrait être salutaire et même sainte ; mais à la mort où l’héroïne expirante ne goûte et ne bénit que la volupté de s’oublier, de se perdre et de s’anéantir. C’est pour cela qu’il y a quelque chose non point assurément de pourri, mais de malsain et peut-être de mortel, dans ce royaume des sons, magnifique et sombre, qu’est le Tristan de Richard Wagner.

L’exécution de Tristan à l’Académie nationale de musique en a plus éteint qu’avivé la beauté. On pouvait s’y attendre. C’est l’ordinaire effet de ces riches, et vastes, et tristes lieux. Notre Opéra ne fut jamais un temple, encore moins un foyer. Loin que rien s’y échauffe et s’y concentre, tout s’y délaye et s’y refroidit. Sans compter que, par une rencontre rare, autant qu’une œuvre colossale, c’est une œuvre intime que Tristan. Il la faudrait jouer dans une salle où ne se perdrait pas un son, pas un mot, pas un geste, pas même un regard. Et d’une salle comme celle-là, vous ne doutez pas que l’Opéra soit précisément le contraire. Il n’y a pas un théâtre, et de musique, moins propice au double plaisir de voir et d’entendre ; pas un où les chefs-d’œuvre soient moins chez eux ; pas un dont ils doivent se délier davantage et dont ils aient plus à pâtir.

Tristan, à son tour, a donc souffert quelque injure. Et ce n’est pas des choses que tout le mal est venu. L’orchestre a fait son devoir, mais rien de plus, et mainte fois, surtout au second acte, il l’a rempli