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remettrai votre lettre au lever. » Il se fâche, s’emporte, et me traite même légèrement. Je demeure impassible. Alors, il me raconte qu’il vient demander une grâce pour un brave soldat. C’était le condamné ! Je lui dis ma hardiesse de la veille, que j’avais obtenu un sursis, et que je l’avais envoyé au général Hullin. Il me remercie, m’embrasse, et s’en va ravi. Je crois que l’Empereur me sut gré de ma conduite, et surtout de ma politesse envers tout le monde, laquelle n’était pas la vertu première de mes collègues.

Je me souviens d’une autre scène au sujet de Mme de Kéralio, veuve du gouverneur de Brienne au temps où Napoléon y était écolier. Je lui parlai une fois d’elle : « Quand j’aurai un moment à perdre, me répondit-il, vous irez la chercher et vous me l’amènerez. » Nous étions à Saint-Cloud, et, le voyant un jour de bonne humeur, je lui en reparlai et il consentit à la voir. Je courus avec une voiture chercher cette pauvre femme à Auteuil où elle vivait très retirée. Il est impossible d’être plus aimable, plus délicat qu’il ne le fut. Il lui accorda un secours et une pension. Malheureusement, il ajouta : « Vous avez en Rambuteau un bon ami. Adressez-vous à lui si vous avez besoin de moi. » Or, pour mes péchés, elle avait un gendre, et, pendant huit mois, il vint tous les jours, dès sept heures du matin, m’importuner, au point que je dus harceler en sa faveur MM. de Bassano et Mollien. Enfin, ce dernier lui accorda la recette de Mortain qui valait 14 000 francs. Il fut content, et je fus tranquille.

Je devins alors commensal des Tuileries, et choisi tous les trimestres pour le service de Sa Majesté, jusqu’en 1813. Je fus d’abord charmé de cette existence fort distinguée par tout ce qui approchait l’Empereur, ministres, princes, princesses, maréchaux, ambassadeurs, grands officiers, toute une cour à l’affût des regards du maître, et prompte à flairer jusqu’à la plus légère apparence de faveur. Rien ne me plaisait plus que de suivre l’Empereur au Conseil d’Etat, deux fois par semaine. Souvent même je prenais le tour de celui de mes collègues de service, tant j’y trouvais d’attrait, et l’on me cédait d’autant plus volontiers la place que les séances duraient parfois jusqu’à sept ou huit heures du soir. Le colonel général se dispensait presque toujours d’y assister, tandis que l’habitude de m’y voir était si grande que ces messieurs du Conseil se faisaient un plaisir de me raconter la discussion, quand, pour un motif accidentel, je n’avais