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canon. Nous visitâmes plusieurs vaisseaux de ligne, notamment l’Orient où l’on tira une salve pendant que Leurs Majestés se trouvaient dans l’entrepont, ce qui impressionna vivement toutes les dames. Elles le furent bien davantage quand le canot impérial passa sous le vent des batteries, à courte portée.

Le voyage n’offrit du reste aucun incident. Entre Cherbourg et Querqueville, nous vîmes une femme en deuil, à genoux avec ses deux enfans sur le bord de la route, et tendant une pétition à laquelle était épinglée une croix de la Légion d’honneur : c’était la veuve d’un brave officier que l’Empereur avait connu en Égypte. Je lui remis quarante napoléons ; elle reçut ensuite une pension, et ses fils furent admis dans un lycée. J’avais toujours un ou bien deux rouleaux d’or à distribuer ; quand ils étaient épuisés, je donnais ma note à Méneval qui les remplaçait. J’avais en outre un sac rempli de bagues, épingles, tabatières pour laisser des souvenirs de la gratitude impériale partout où nous recevions l’hospitalité.

A Saint-Cloud, une triste nouvelle m’attendait : je venais de perdre mon père. Ce digne vieillard s’était éteint dans les bras de ma femme, avec autant de sérénité qu’il avait vécu. « Ce n’est pas la mort, qui m’inquiète, nous disait-il souvent, c’est la première couchée ! » Il avait la foi sincère, l’aimable tolérance, la bonté souriante des belles âmes, et il avait vieilli comme ces vins généreux qui se dépouillent sans rien perdre de leur force ni de leur parfum. J’ai dit sa tendresse pour moi. Je veux la redire : ma jeunesse lui doit trop pour jamais l’oublier. Comme ce temps est loin, mais combien chers et émus sont toujours mes souvenirs ! Je me vois encore à Paris dans cette vie légère sinon dissipée que je menais avant mon mariage et que je devais à son indulgente générosité ; je lui écrivais trois fois par semaine ; j’accourais à son premier appel ; je ne manquais jamais de venir lui donner le bras à la procession de la Fête-Dieu de son village, et je passais tous les ans auprès de lui cinq ou six mois d’une existence douce et reposée, vie innocente où l’on répare tête, santé, fortune et cœur. Je travaillais une partie de la matinée ; l’après-midi nous nous promenions dans nos grands bois ; puis je faisais son piquet, et le soir à neuf heures sonnantes, j’allais veiller dans la bibliothèque. Il me comblait d’attentions. Bien qu’il observât strictement les jours maigres, il insistait pour que j’eusse une bonne poularde ou des