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croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations d’Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le pressentiment que l’histoire du monde approchait de quelque tournant grave et décisif…

Cette route solitaire me conduisait à l’hôpital russe, où j’allais prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner japonais intime, avec musiques de geishas et danses de maïkos, auquel Son Altesse avait bien voulu me convier.

Après que j’ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous. C’est, en somme, un Français : l’autre jour à bord, quand il était venu si simplement s’asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de nous n’avait l’impression qu’il pouvait être un étranger. De plus, il est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois dont il a failli mourir.

Une heure après, dans le « cabinet particulier » d’une maison de thé (très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et aussitôt les éternelles petites servantes, cassées en deux par des saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d’œuf, et contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme [dans tous les établissemens d’un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni ; pas un siège, pas un meuble, rien ; seulement, dans une niche du mur, aussi blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d’un mètre de haut, s’échappant d’un vase précieux en bronze antique, deux ou trois longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d’hiver, arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu’au Japon.

On gelait, au début de ce repas ; chacun essayait de s’asseoir sur ses propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les