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mains, pour éviter, l’onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de braises odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en alourdissant beaucoup nos têtes, dans l’enfermement toujours si hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous causions de mille choses, assis sur nos coussins d’un noir funéraire : du pays Basque, de Madrid, de la cour d’Espagne, même de l’histoire de France, et, je ne sais comment, de la Révocation de l’édit de Nantes. — « Tiens ; c’est vrai, m’a dit tout à coup le prince, en riant, ma famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre ! » — Plutôt, oui, en effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines : ce petit-fils de Louis XIV et ce petit-fils d’obscurs huguenots, que le Roi Soleil avait dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette élégante, au Japon, dans une maison de thé…

Nous attendions les geishas, commandées pour le dessert. On en était au saki, la liqueur de riz, apportée bouillante dans de très délicates buires de porcelaine à long col. Son Altesse m’avait annoncé une merveille de petite danseuse, dont il n’avait pas retenu le nom, étant convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. « Elle, est pétrie d’esprit, m’avait-il déclaré ; chacun de ses gestes est spirituel. » Et cela m’avait paru beaucoup ressembler à Mlle Pluie-d’Avril, cette définition-là.

On entendit enfin dans l’escalier leurs froufrous de soie et leurs rires enfantins.

Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le plancher. Quatre petites créatures dans des toilettes ahurissantes : deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l’étoile, j’avais deviné juste, c’était Mlle Pluie-d’Avril, le jeune chat habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures.

L’autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue du Conservatoire, s’appelait Mlle Jardin-Fleuri ; son nez en bec d’aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables de s’ouvrir, et ses sourcils minces juchés au milieu du front, réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps.