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toujours cette « maison de thé des Crapauds[1] » où je venais avec Mme Chrysanthème et la fine fleur des mousmés de son temps ; les crapauds sont restés aussi, ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l’établissement, et comme jadis leurs grosses voix de basse font couac ! couac ! dans les rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c’est le matériel de la maison : on y voit aujourd’hui des tables de cabaret, des bouteilles de whisky, alignées avec du gin ou de l’absinthe Pernod, enfin tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.

Plus haut que l’esplanade, des sentiers montent vers une région de calme et d’ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples, presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges ; d’autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont peut-être l’âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d’herbe fine ou de petites plantes rares. A mesure que l’on s’élève, on voit s’élever aussi, dans un demi-lointain, au-delà de cette vallée enclose où Nagasaki a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d’en face, celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux, celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d’où s’exhale éternellement le parfum des baguettes brillées pour les morts. Plus loin, la grande échancrure bleue de la rade s’ouvre entre les escarpemens et les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces îlots que l’on dirait trop confians en l’immensité liquide alentour, et trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer…

Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon adorable, quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et l’on cesse de sourire, pour admirer.


25 février. — A l’étalage de Mme l’Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d’eau claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les chrysanthèmes, et font place à des

  1. La Lonko-Tchaya.