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des scrupules bien nouveaux jusque-là, Crome, on le voit, s’est appliqué à respecter de tout point le caractère des lieux qu’il peignait, à nous en montrer sans réticence les coins les plus farouches et les plus déshérités. Sa conscience et ses exemples lui suscitaient bientôt des imitateurs et de concert avec son beau-frère Robert Ladbrooke, il groupait autour de Norwich une petite école provinciale d’où devaient sortir quelques artistes distingués, comme John Cotman, George Vincent et James Starke.

Mais le nom de Turner avait dès lors effacé ceux de ses obscurs rivaux. Il a été beaucoup écrit sur Turner et bien qu’il ne soit mort qu’à la fin de 1851, le soin qu’il a pris de cacher sa vie et la bizarrerie de son humeur devaient rendre assez difficile la tâche de ses biographes. A raison de l’extrême inégalité de ses œuvres, il n’était guère plus aisé d’en faire une critique impartiale. Dans une des premières publications de sa jeunesse, Ruskin, pris pour lui d’un engouement passionné, commença à célébrer l’apothéose de l’artiste, d’ailleurs très en vogue dès cette époque. Avec ce lyrisme exclusif et tranchant qui lui est habituel, il n’admettait pas qu’on cherchât à établir entre des ouvrages de mérites cependant très dissemblables les distinctions nécessaires, et il les vantait tous indistinctement comme dignes de pareils éloges. Depuis lors, en même temps que les détracteurs de Turner en venaient à lui dénier tout talent, ses enthousiastes ne croyaient pas le louer assez s’ils ne sacrifiaient à sa gloire les plus grands maîtres du paysage. Récemment encore, les noms de Turner et de Ruskin étaient accolés sur la couverture d’un magnifique volume où de nombreuses reproductions de tableaux et de dessins du peintre sont accompagnées de commentaires de M. F. Redmore. Le ton de cette étude donne bien l’idée de la mentalité de la plupart des amateurs anglais à l’égard de Turner qu’ils ont adopté en bloc, sans nuances comme sans restrictions. Renchérissant sur les louanges hyperboliques de ses devanciers, M. Redmore en vient à établir un parallèle entre Bacon, Shakspeare et Turner. S’il ne fallait qu’un grain de démence au talent pour être qualifié de génie, le paysagiste aurait certainement tous les droits à une qualification et à des rapprochemens si flatteurs. Peut-être, au contraire, après les éclatantes promesses de sa précoce adolescence, Turner a-t-il, dès sa maturité et de plus en plus jusqu’à sa fin, manqué de cette modeste part de simple bon sens qui