Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/451

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REVUE LITTÉRAIRE

LE VERTUEUX LACLOS

On veut qu’un auteur ressemble à son œuvre et qu’il peigne ses héros d’après lui-même. Il faut que Rabelais soit un joyeux buveur, que Shakspeare souffre de la mélancolie d’Hamlet, et Molière de l’hypocondrie d’Alceste. Ç’a été de tout temps la principale source des erreurs qui encombrent la biographie des écrivains. On comprend au surplus comment s’opère cette confusion dans l’esprit du public. Mais il y a mieux. Il arrive que la première dupe ou la première victime de cette illusion soit celui-là même qui avait le plus de moyens d’être en garde contre elle ; je veux dire : l’auteur. Il se prend à sa littérature. Il s’imagine qu’il porte en lui l’âme de ses personnages, il se met en devoir d’en jouer le rôle : il s’expose ainsi à toutes sortes de mésaventures. Heureux si, après une série de déceptions, guéri de son erreur et désabusé par la vie, il lui reste le temps et le moyen de revenir à sa véritable nature et de reprendre possession de soi ! C’est un « cas » de ce genre que nous offre la destinée de Laclos, telle qu’elle nous apparaît d’après des publications récentes.

On connaissait imparfaitement l’auteur des Liaisons dangereuses. Les contemporains parlent assez souvent de lui ; mais c’est depuis qu’il est devenu célèbre et ce n’est donc jamais sans prévention. Il entre tout d’un coup dans l’histoire des lettres, le jour où il publie ce livre qui, pour être un livre de début, n’était pas un livre de jeunesse, et qui devait rester un livre unique. Puis il disparaît, perdu dans d’obscures intrigues. On le jugeait sur sa réputation, c’est-à-dire sur la réputation que son livre lui avait faite ; or elle est détestable. On tenait que