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en faire honte, vous l’avez bravement sacrifiée. Vous en auriez sacrifié mille, plutôt que de souffrir une plaisanterie. Où nous conduit pourtant la vanité ! » Elle conduira Valmont aux pires scélératesses et aux crimes les plus bas. Car il faut, pour raviver sa sensibilité émoussée, des amusemens exceptionnels et des sensations rares. « Je ne sais pourquoi, il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent. » L’unique plaisir sur lequel il ne soit pas encore blasé est celui de la méchanceté. C’est parce qu’elle est une conquête difficile que Valmont poursuit Mme de Tourvel ; mais c’est aussi parce qu’il sait que la chute d’une dévote s’accompagne de luttes cruelles, de souffrances et de remords. Et s’il consent à séduire Cécile Volanges, c’est parce qu’il se représente à l’avance tout ce que la séduction d’une jeune fille entraine de désastres : le déshonneur d’une fille, le deuil d’une mère, le désespoir d’un fiancé. Car le spectacle du mal est sans doute une jouissance ; mais elle s’avive d’autant, alors qu’on est l’auteur de ce mal… Au surplus, tous ces traits nous avaient été déjà montrés. Et la raison n’en serait-elle pas que l’âme d’un libertin ressemble beaucoup à celle d’un autre libertin ? Toujours est-il que nous connaissions déjà, pour l’avoir vu sous les traits de Don Juan, le « grand seigneur méchant homme. »

Aussi peut-être serait-il juste de dire que le personnage de Mme de Merteuil est plus original, plus poussé encore et d’un relief plus saisissant. C’est elle qui est l’héroïne du livre ; Valmont n’est qu’un jouet entre ses mains. Ce qu’il y a chez elle de plus atroce, c’est la lucidité avec laquelle elle se connaît, s’observe, s’analyse, et c’est le cynisme avec lequel elle fait les honneurs de sa propre perversité. Elle n’est pas une femme à sentiment, une romanesque, une exaltée : c’est une calculatrice. Si la vanité est le trait dominant chez Valmont, on peut dire que l’hypocrisie est la marque du caractère de Mme de Merteuil, et que son plus grand plaisir est celui de la duplicité. Elle a fait, de bonne heure, une longue et patiente étude de la dissimulation. « Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir ;… je n’avais à moi que ma pensée et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. » Ce travail qu’elle accomplit sur elle-même, a fait d’elle une observatrice pénétrante ; on dirait d’un La Rochefoucauld en jupons. C’est elle qui découvre les secrets mobiles des actions et sait faire lever l’amour-propre, l’intérêt, l’égoïsme, de toutes les retraites où ils se