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la mode. Il y avait assez de talent jour justifier cet engouement. L’art de la dissection morale y était poussé fort loin. On a reproché au XVIIIe siècle de n’avoir pas de psychologie ; cela n’est qu’en partie exact : il a porté à la perfection une certaine psychologie, celle du libertin. Laclos excelle dans le portrait. Celui par exemple de la « petite Volanges. » « Elle est vraiment délicieuse. Cela n’a ni caractère, ni principes ; jugez combien sa société sera douce et facile. Je ne crois pas qu’elle brille jamais par le sentiment ; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle… qui réussira d’autant mieux que sa figure offre l’image de la candeur et de l’ingénuité… » N’est-ce pas là peinte avec la plume l’Ingénuité rouée que Greuze peignait avec son pinceau ? Et cette ironie ne fait-elle pas songer à certaines pages de Mme du Deffand ? D’autres fois Laclos enlève le portrait en quelques touches. Il a une précision de trait, une sécheresse élégante de style qui le rangent parmi les bons écrivains.

D’autre part, et quand on ferme le livre, on ne peut s’empêcher de constater que l’impression qu’il laisse est aussi trouble qu’elle est pénible. Il s’y mêle bien des élémens, parmi lesquels un incontestable ennui. Car ce retour d’épisodes sensiblement analogues et de préoccupations désespérément semblables, est d’une lassante monotonie. C’est toujours la même chose. Valmont en fait la remarque ; « Dépêchez-vous et parlons d’autre chose. D’autre chose ! je me trompe ; c’est toujours de la même ; toujours des femmes à voir ou à perdre et souvent tous les deux. » Je passe sur ce qu’il y a de répugnant dans le sujet et dans le genre d’intérêt qu’il évêque. Mais que vaut au surplus cette « psychologie » tant vantée de l’auteur ? Le fait est qu’elle nous échappe, car nous ne pouvons pas même nous faire une idée de ce que peut être l’état d’esprit d’un jeune homme qui séduit une jeune fille afin de la « dépraver. » Nous nous demandons si on n’aurait pas entassé les « horreurs » et les « noirceurs » dans ce roman mondain, comme ailleurs on entasse les crimes et les trahisons dans le mélodrame.

Ce mélange de valeur littéraire et d’immoralité provocante explique que le succès ait été surtout un succès de scandale. Et tout de suite la confusion se fit : on assimila l’auteur à ses personnages. On pensa que tant de noirceurs ne pouvaient être sorties que d’une âme très noire. Laclos fut pour tout le monde « l’auteur infernal des Liaisons dangereuses », un homme auprès de qui on ne se sentait pas en sûreté. Quelques maîtresses de maison consignèrent à leur porte ce conteur