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ombres ; les vaincus nous gardaient un profond ressentiment, et nos alliés se détachaient de nous sans que l’on réussît à les remplacer ; mais nous nous jugions de force à supporter notre isolement.

Vue du dedans, la France présentait l’apparence de la prospérité à qui vivait les yeux fermés. Il suffisait toutefois de les ouvrir pour s’apercevoir que le temps des vaches maigres approchait. Plusieurs provinces étaient retombées dans la misère. Le mécontentement était général, la désaffection faisait des progrès rapides ; on se détachait déjà du pouvoir absolu, si bien accueilli d’abord. Les esprits clairvoyans avaient commencé de s’inquiéter quatre ans après la mort de Mazarin et l’arrivée de Louis XIV au pouvoir. Olivier d’Ormesson écrivait, en 1665, après avoir été d’abord, comme tout le monde, sous le charme du jeune Roi : « (Mars.) Aucun n’oserait rien dire…, quoiqu’il n’y en ait aucun qui ne souffre et qui ne soit au désespoir dans le cœur ; il n’y a personne qui ne dise qu’il est impossible que cela dure, la conduite étant trop injuste et trop violente[1]. »

Olivier d’Ormesson avait des griefs personnels. Il avait été disgracié pour s’être montré trop indépendant lors du procès Fouquet, et il était, d’autre part, de ces vieux parlementaires, libéraux à leur mode, qui regrettaient les privilèges de leur compagnie, et qui ne s’accoutumaient point à voir châtier les blasphémateurs du Roi plus durement encore que les blasphémateurs de Dieu. En 1668, un pauvre homme de Saint-Germain — un vieillard — fut « accusé » d’avoir dit que le Roi était un tyran et « qu’il y avait encore des Ravaillac et des gens de courage et de vertu. » Il fut condamné « à avoir la langue coupée et aux galères… L’on dit, ajoute Ormesson, que c’est un supplice nouveau que de couper la langue, et qu’on la perce seulement aux blasphémateurs. » Il y a un peu à rabattre, en se plaçant au point de vue général de son temps, du témoignage d’Olivier d’Ormesson.

Il n’en est pas de même pour celui de Colbert, alors en grande faveur, et dur de son naturel. Colbert prévint Louis XIV, dès 1666, par un Mémoire presque brutal, qu’il menait la France à la ruine par ses extravagances. Le ministre commençait par déclarer qu’il ne lésinerait jamais pour avoir une bonne armée ni

  1. Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson.