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une bonne flotte, ou pour soutenir au dehors la politique étrangère de son maître, ou, en général, pour toutes les dépenses utiles, dans lesquelles il comprenait les frais de représentation d’un grand souverain. Il affirmait que, pour toutes ces choses, il pousserait plutôt à la dépense, et c’était la vérité. Mais il ne pouvait prendre son parti de l’immense coulage par lequel s’épuisait la richesse publique, des millions gaspillés en « ajustemens » inutiles pour des troupes de luxe, en fêtes d’un prix fou[1], en pertes de jeu insensées[2], en pensions et gratifications à tort et à travers, et encore beaucoup d’autres articles, dont l’un mérite quelques détails, car il est curieux, peu connu, et c’est, d’après Colbert, celui qui engendra les conséquences les plus désastreuses.

À l’entendre, rien n’a coûté aussi cher à la France sous Louis XIV, après les guerres, que la passion du monarque pour jouer au soldat devant les belles dames. C’est une manie qui a l’air bien innocente, encore qu’un peu puérile. Colbert en signalait à son maître les effets imprévus. Le Roi assemblait des armées pour donner aux dames le spectacle d’un camp, ou d’un simulacre de siège. Ou bien, les troupes venaient se faire passer en revue par lui dans des endroits commodes pour les dames, au lieu de l’attendre dans leurs cantonnemens. Il en résultait des marches et passages de troupes perpétuels, et l’épuisement des provinces, car « il suffit de dire, poursuivait Colbert[3], que telle ville ou lieu d’étape a souffert depuis six mois cent logemens différens de troupes, et que ceux qui en ont le moins en ont souffert plus de cinquante. Toutes les troupes vivent à discrétion en entrant et sortant des lieux où elles logent… C’est assez dire pour connaître clairement » qu’elles laissent ces lieux dans l’état où les aurait mis une longue guerre. Si le Roi savait « combien de paysans de Champagne et des autres frontières

  1. Deux ans après cet avertissement, Louis XIV donnait à Versailles, en l’honneur de Mme de Montespan, une fête pour laquelle on avait élevé des constructions provisoires. La salle de bal, qui servit une nuit, était en marbre et porphyre ; le reste à l’avenant.
  2. Les pertes de 100 000 écus n’étaient pas rares à la table de jeu du Roi. Le 6 mars 1670, Mme de Montespan perdit 400 000 pistoles dans une nuit. À 8 heures du matin, elle en regagna 500 000. La pistole valait environ 10 francs. En 1682, trois ans après sa disgrâce, elle perdit une fois 100 000 écus et ne les regagna pas. C’était le Roi qui payait.
  3. Le mémoire est du 22 juillet 1666 : Mme de Montespan et Louis XIV, par Clément. Appendice.