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bleu. Plus rien de fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la chevelure ; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute aux yeux de prime abord, et je n’en reviens pas.

— « Madame Prune, dis-je, voici l’heure du grand adieu. »

Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle, replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient Mlle Dédé.

— « Madame Prune, insisté-je, ne me croyant pas compris, je m’en retourne dans mon pays ; entre nous l’éternité commence. »

Second salut de simple politesse, et, pour m’inviter à m’asseoir, geste aimable sans chaleur.

Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation !… Mais alors, c’est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don d’émouvoir cette dame, puisque aujourd’hui, délivrée enfin de la tyrannie d’une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans son cœur un seul élan vers le mien.

— « Eh bien ! non, madame Prune, s’il en est ainsi, je ne m’assoirai point : je croyais vos sentimens placés plus haut. La déception est trop cruelle. Je m’en vais. »

La fermeture à secret du portail, que j’ai fait de nouveau jouer pour sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que j’entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette ensuite un coup d’œil en arrière, sur cette maisonnette où j’ai passé jadis un été sans souci, au chant des cigales, j’aperçois encore la petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde partir, d’un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même ; l’âge a fait son œuvre !…


Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de Mme Prune, que la déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.


PIERRE LOTI.