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II

Elvire ! Comme on eût aimé qu’elle fût restée pour nous un nom poétique, une figure immatérielle, noyée dans la brume chaude dont l’avait enveloppée la poésie des Méditations ! Ce qui d’elle avait passé dans les vers harmonieux et purs qu’elle a inspirés, c’est cela seul que nous en eussions dû connaître. Mais le poète a lui-même voulu qu’il en fût autrement. Après trente-deux ans, il s’est avisé d’utiliser ses souvenirs pour en presser ce qu’ils pouvaient contenir encore de littérature. Par des demi-confidences, qui ont un air de fausses confidences, il a éveillé notre curiosité sans la satisfaire. Nous nous serions réjouis de ne rien savoir ; nous ne saurions nous contenter d’indications suspectes. Ce n’est pas notre faute, si nous tenons aujourd’hui à posséder cette vérité qu’on nous a dérobée en nous la promettant.

Un souci constant a dirigé Lamartine dans Raphaël et présidé au système de déformation qu’il a fait subir à la réalité : celui d’innocenter Julie. Louable scrupule, dont les conséquences, du point de vue de l’art, furent désastreuses ! Il ne voulait pas laisser peser sur Julie le reproche d’avoir été coupable vis-à-vis de son mari : donc, l’homme à qui elle est mariée ne sera qu’un mari en peinture. Sans parens, sans protection d’aucune sorte, Julie, à l’instant de sortir de la maison d’éducation où elle a été élevée, va se trouver seule au monde, lorsqu’un « vieillard illustre » offre de lui servir de père sous le nom de mari. La jeune fille a dix-sept ans, le vieillard a cinq fois son âge : ce qui lui donne, en comptant bien, quatre-vingt-cinq ans ! Avec ses « traits purs et majestueux, » ses flocons de cheveux blancs, son visage exsangue, ce père est exactement le père noble des comédies. Content de « l’affection filiale » de Julie, il est près de souhaiter que la jeune femme ait pour un autre un sentiment d’une nature plus tendre. Il l’envoie dans les réunions mondaines, au théâtre, au bal, avec l’espoir que son cœur y trouvera une occasion de s’émouvoir. Lamartine ne semble pas avoir soupçonné ce qu’il y a d’équivoque dans le rôle de ce vieillard, donneur de si singuliers conseils. Mais l’entrée en scène de Raphaël ne devait-elle pas être préparée, annoncée, souhaitée par le mari lui-même de Julie ? On s’attend, après ce luxe de