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vous le savez si j’en suis coupable. Vous voyez mon cœur, vous, ô mon Dieu, et vous vous plaignez qu’il n’est pas à vous, mais a lui, et si vous pardonnez c’est que vous le reconnaissez pour la plus angélique de vos créatures ! c’est que vous voyez en lui l’âme la plus noble que vous ayez créé ! Ah ! laissez-moi l’adorer à jamais ; mais si je puis encore vous invoquer après vous avoir demandé de ne pas exiger que je me sépare de cette moitié de moi-même, mille fois plus chère que l’autre, faites qu’il me voye telle que je suis, je n’implore de lui que cette justice. Il verra de nombreuses imperfections et peut-être même de ces défauts de caractère qui peuvent éloigner un fils de sa mère ; mais qu’il verra d’amour, ô mon Dieu, et s’il ne cesse pas d’être lui-même, comme il en sera touché ! Regardes-le Alphonse ! ce cœur que tu calomnies. Vois la plaie que tu lui as faite, vois-la saigner et accuse-moi après, si tu le peux. — Hélas ! faut-il donc que j’appelle à moi des témoignages étrangers ? en ai-je besoin, Alphonse ? ne croyez-vous plus ce que je dis ? hélas ! peut-être ? — Eh bien ! faites parler votre ami. Je ne lui ai rien dit de l’amour que je sens, je ne l’ai pas osé. J’oserai peut-être le lui écrire. Mais s’il n’a pas vu que je vous aime, il n’a jamais rien senti. J’avais presque la crainte que ma douleur et que ma joie parlassent trop haut.

Si je ne vous ai pas dit à vous-même, mon amour, ce qui se passait au dedans de moi, c’est que je ne sais rien exprimer, car j’aurais cru mourir plutôt que de vous écrire froidement. Une seule chose pourrait m’expliquer à moi-même ce dont vous vous plaignez, c’est si je vous ai écrit devant les autres et tellement vite, à cause de l’heure, qu’il fallait étouffer toutes mes pensées. Je sens fort bien que quand un autre me regarde je ne puis vous rien dire. Il me semble qu’on m’écoute et je trouve que c’est une profanation que d’exprimer l’amour devant des hommes qui ne sont pas faits pour le sentir. Je ne veux pas en faire mes confidens, ils n’en sont pas dignes, et écrire je vous aime sans qu’ils le voient, pensez-vous donc, Alphonse, que ce soit possible ? Est-ce que mes regards, ma main qui tremble, mon émotion, tout ne parle pas en moi ? — Ah ! crois donc que je t’aime, ange adoré, et ne crains que l’excès d’une passion que je ne puis plus modérer. C’est ma vie que mon amour. Il ne dépend pas de toi-même de me séparer de lui, mais d’elle ?… ah ! quand tu voudras, dis-moi que je ne t’aime plus, dis-le pour cesser de m’aimer et pour le faire sans reproche, et tu verras !

Alphonse ! je voudrais partir pour vous aller trouver. C’est de la barbarie que de retenir mes lettres après m’avoir envoyé la vôtre, il fallait rester un jour de plus, dussiez-vous me voir plus tard. Je ne veux plus que vous me voyiez si vous (ne) croyez plus en moi. — Hélas ! hier au soir le calme avait fini par descendre dans mon âme. Après avoir passé la nuit à lire vos vers, à redouter celle pour qui vous les avez faits et à demander à Dieu de m’appeler à lui, si après en avoir tant aimé une autre il ne restait plus rien pour moi : j’avais fini après (une nuit) de pleurs sur l’année qui n’était plus à nous par me confier dans la destinée ; et le soir après m’être(affranchie) de ceux qui avaient voulu que je restasse sur mon fauteuil à avoir l’air de les entendre, c’était avec une joie indicible que j’étais venue retrouver l’ami de mon cœur et causer avec lui comme je lui parlerais, ou plutôt comme je lui parlais à Aix, de nous, des choses et des hommes. Joie trompeuse,