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mélancolie si profonde. » Ces vers que Lamartine ne montrait jamais, parce que la douleur qui y palpitait était trop récente encore pour ne pas vouloir rester secrète, ces vers écrits dans la solitude et la « mélancolie profonde, » c’était l’Isolement, le Désespoir, le Chrétien mourant, le Soir, l’Apparition, Souvenir, les Étoiles, le Vallon. Julie était morte ; Elvire allait commencer de vivre. Comme on voit, dans des légendes naïves et pleines de sens, toute une floraison jaillir d’une tombe à peine fermée, ainsi sur la tombe de la jeune femme l’amour refleurissait en poésie.

Cette poésie est à l’image de celle qui l’a inspirée : c’est ce que la publication des lettres d’Elvire à Lamartine aura révélé. Car, suivant l’opinion reçue, peu importe de quelle femme l’amour a ému le cœur d’un poète : il suffit que l’émotion ait été violente ; sous le coup de cet ébranlement de la sensibilité, monte du fond de l’être, comme de sa source, le flot de la poésie. Il y a beaucoup de vérité dans cette opinion ; pourtant elle est trop absolue, et l’orgueil de l’écrivain y trouve trop exclusivement son compte. Dans les vers dictés par l’amour on retrouve souvent une image lointaine, mais fidèle, de celle à qui ils s’adressaient. Qu’Elvire eût été différente, et qui sait quels vers eût laissés Lamartine ? Il était arrivé à l’âge où, le plus souvent, les poètes ont déjà donné une note personnelle ; il avait beaucoup écrit ; celle dont il chantait le souvenir n’était qu’une enfant, une enfant du peuple, tout près de la nature, et qui n’avait pu s’emparer de son esprit ; et il s’attardait aux procédés d’une poésie déjà surannée. Qui sait s’il aurait eu le temps de s’en dégager, avant le moment où les exigences de la vie de diplomate, d’orateur, d’homme d’action, allaient tuer en lui l’amateur de poésie ? À cette époque décisive pour son génie, Elvire lui apparut. Elle personnifia pour lui tout le travail de sensibilité qui, depuis des années, s’était fait dans les âmes. Ainsi, ce jour d’été où, dans la chère vallée d’Aix, Lamartine rencontra Elvire, ce jour-là, sous les traits de la femme qu’il allait aimer, c’est toute la poésie nouvelle qui vint au-devant du premier de nos poètes modernes.


RENE DOUMIC.