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parle espagnol et anglais. Si cela pouvait continuer, elle apprendrait plusieurs langues sans s’en apercevoir. » Mais cela ne continua pas. La jeune Pépita était malpropre et paresseuse, avec cela imprudente. Il fallut la renvoyer. Solange fut confiée à la femme d’André, le domestique. Elle était d’ailleurs « belle comme un ange, blanche comme un cygne, et douce comme un agneau… » « Elle ressemble, dit-on, à Maurice ; elle a de plus que lui une peau blanche comme la neige. » Maurice avait le teint bistré, des yeux bruns magnifiques, une superbe tête d’enfant. Plus âgé que Solange de cinq ans, il occupait déjà le crayon d’Aurore, qui tâchait de fixer sur le papier son caractère de beauté tout italien. De là des portraits envoyés à Mme Maurice Dupin. Tels sont les placides passe-temps de la jeune Mme Dudevant, à la veille de la Révolution de 1830.

L’annonce des journées de Juillet la bouleversa. L’énergie qui dormait au cœur de la mère se réveille soudain. Elle écrit à Boucoiran, alors à Paris, le 31 juillet : « Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L’âme se développe avec les événemens. On me prédirait que j’aurais demain la tête cassée, je dormirais quand même cette nuit ; mais on saigne pour les autres. Ah ! que j’envie votre sort ! Vous n’avez pas d’enfant ! Vous êtes seul ; moi, je veille comme une louve sur mes petits. S’ils étaient menacés, je me ferais mettre en pièces. » À ce cri frémissant de la passion maternelle, succède cet autre, qui annonce déjà, chez la jeune Berrichonne (elle a vingt-six ans) la future George Sand : « S’il ne fallait que mon sang et mon bien pour servir la liberté ! Je ne puis pas consentir à voir verser celui des autres, et nous nageons dans celui des autres ! » Mot qui fait déjà songer à celui d’une lettre à Dumas, beaucoup plus tard : « Les autres, est-ce qu’il y en a, des autres ? »

Cependant cet « altruisme » naissant commençait, comme la charité bien ordonnée, par lui-même. Il fallait s’affranchir, avant d’affranchir autrui. C’est de janvier 1831 que date la première émancipation. On sait qu’à cette date, Aurore, armée de griefs sérieux contre son mari, passa un contrat avec lui, qui lui donnait licence de mener une existence en partie double, six mois de l’année à Paris et six mois à Nohant, et de tenter à ses risques la carrière des lettres. La première séparation coûta peu à l’épouse, et pour cause ; elle coûta beaucoup à la mère. « Je suis enfin libre, mais je suis loin de mes