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une place envahissante. L’artiste était alors l’idole des salons. Son succès foudroyant était capable de briser une organisation moins frêle que la sienne. George Sand le vit plier sous la gloire, comme d’autres sous le malheur. Son fils n’était pas non plus très vaillant. Il souffrait d’un commencement d’hypertrophie du cœur. Elle prit une grande résolution[1] : emmener les deux malades, et la florissante Solange par-dessus le marché, dans quelque contrée méridionale et romantique. De là le fameux voyage de Majorque ; voyage qui faillit mal tourner pour Chopin, mais qui réussit à Maurice, et qui valut, aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, les admirables pages sur la chartreuse de Valdemosa. Quant aux admirateurs de Chopin, ils durent à la détresse physique de l’artiste les beautés navrantes de ses Préludes, conçus au milieu de véritables hallucinations. Cette grande nature sauvage écrasait le débile artiste, qui d’ailleurs, à cette date, n’en aurait pas moins craché le sang sous le ciel le plus riant. Glacée de terreur, George Sand lui prodiguait ses soins. Elle le ramena, au début de 1839, dès qu’il lui fut loisible. Chopin se rétablit lentement, et péniblement, mais il traîna toujours. Les soins exceptionnels dont George Sand l’entoura depuis cette époque jusqu’au printemps de 1847 prolongèrent sûrement sa vie au-delà de ce qu’on pouvait espérer après une telle crise[2].

Cependant Solange grandissait. Sa santé continuait à être splendide. Un jour d’août 1840 (elle n’avait pas tout à fait douze ans), elle se promenait aux Champs-Elysées avec Chopin et Mme de Bonnechose. Devant une bascule, il prit fantaisie aux promeneurs de se peser : Solange pesait 84 livres, et le pauvre Chopin 97 ! Elle prospérait donc, mais ne travaillait guère. « Je crois bien, écrit sa mère à Maurice, que je serai forcée de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler. Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien[3]. » Mlle Rollinat n’est plus auprès de Solange. Une Genevoise, Mlle Suez, lui a succédé[4]. Cette personne avait été recommandée à George Sand par Mlle de Rozières : celle-ci, ancienne élève de Chopin, était la maîtresse

  1. Voyez Hist. de ma vie, IV, 406-407, et 435-445.
  2. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la correspondance échangée entre la famille de Chopin et George Sand elle-même, dans l’ouvrage de Carlowicz sur Chopin, dont il sera parlé plus loin.
  3. Corr. t. II, lettre du 4 sept. 1840.
  4. Hist. de ma vie, IV, 457. — Voyez aussi La fille de George Sand, p. 23.