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à porter leur titre de Roumaines autant de fierté que de coquetterie. Il me plaisait de voir la femme du Premier Ministre vêtue, pour recevoir ses visiteurs, d’un corsage de paysanne dont sa jupe de soie noire relevait encore la grâce et la simplicité, comme si son cœur battait plus à l’aise sous le tissu et les broderies rustiques. Du plus humble au plus haut fonctionnaire, chez presque tous ceux que j’aborde, c’est le même orgueil du nom roumain, et, dès qu’on touche à leur pays, la même susceptibilité.

Dieu merci, je ne m’étonne point que des gens soient patriotes ; mais qu’ils le soient avec cette verdeur de jeunesse et, pour ainsi dire, cette sensibilité farouche, je m’en étonnerais peut-être, si je ne comprenais qu’il entre dans leur amour de la patrie un peu de l’enthousiasme ombrageux d’un premier amour. Ils ont une patrie, et, bien qu’elle soit vieille de dix-sept cents ans, ils ne l’ont que d’hier. Pendant des siècles, ils se disaient Valaques, Moldaves, Grecs, Turcs, Autrichiens, Hongrois, que sais-je ! Seul, le paysan s’appelait Roumain, mais si bas que personne ne l’entendait. En 1854, les Turcs entraient à Bucarest. On criait dans les rues : Vive le Sultan ! Les femmes jetaient des fleurs. Et le voyageur témoin de ces ovations ajoutait : « L’heureuse capitale ! Elle a des allégresses pour tout le monde et pour toutes les causes, pour son prince Stirbey et pour ses Révolutionnaires, pour l’Empereur Nicolas et pour Abdul Medjid, pour les Cosaques et pour les Bachi-bozouks ! » Mais ces allégresses ne manifestaient que l’inconscience des Roumains et leur désemparement. Ils se cherchaient eux-mêmes et croyaient un instant s’être trouvés dans l’unanimité de l’acclamation. Aujourd’hui, ils se sont reconnus sur la colonne Trajane. Ils en descendent tous. Cependant la plupart des grandes familles ne remontent guère au-delà du XVIIe siècle. Et quel embrouillement de filiations ! Que de sangs mêlés ! Si les Golesco, les Kretzulesco, les Brancovano sont de vieille souche roumaine, la Grèce peut revendiquer les Cantacuzène, les Mauvrojeny, les Mourouzy, les Soutso. J’en vois d’autres de provenance albanaise et surtout d’origine slave. D’ailleurs, quoi de plus mystérieux et de plus troublé que la source même de la nation roumaine ? Ce que nous nommons une race n’est souvent qu’une simplification hardie. Nous pétrissons selon nos désirs la cendre des morts. La Roumanie moderne a fait de