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nistre plénipotentiaire, président du Conseil, les yeux fixés sur le bien de son pays, domina tous les partis roumains et donna l’exemple d’une clairvoyance que les uns accusèrent de timidité et que les autres n’avaient pas le courage de proclamer. Le roi Charles ne connut pas de plus loyal serviteur. Les paysans l’adorèrent : ils virent toujours en lui le bon citoyen et le guérisseur. Ce grand vieillard se courbait pour introduire dans leurs chaumières la science de sa jeunesse. Léourdeni fut sa province et sa joie. À mesure que s’ouvraient les routes de la Roumanie, il perçait de nouvelles allées dans son parc. Je ne dis pas qu’à la fin de ses jours, il n’éprouva point, comme son voisin Bratiano, quelque amertume des événemens et de cette société dont il avait hâté la naissance. Mais quel misérable idéal eût été celui de ces hommes, si la réalité ne les avait cas un peu déçus !

Son image s’associe invinciblement à l’idée de l’automne qui vient. On m’a permis de lire le journal intime de ses derniers jours tenu par une main pieuse, que son nom fait encore trembler. Ils ont la beauté tranquille où nous voyons s’éteindre des héros de Plutarque, et aussi la mélancolie des toiles où Grigoresco exprime la nature roumaine. La veille de sa mort, il se promenait encore dans son parc, marquant de sa canne les arbres qu’on devait abattre. Quand il sentit, à son tour, les premiers coups de hache, il fit écarter tous ses petits-enfans, pour leur épargner le spectacle de la défaite humaine. Mais, avant de se fermer, ses yeux purent encore une fois contempler ce grand pays prospère où le lendemain du paysan n’était plus « comme un nid renversé. » Il faut s’arrêter devant la tombe de ces hommes que la destinée fit naître pour les besoins de leur pays et qui n’eurent point à regretter d’avoir vécu. Ils furent heureux entre tous. Ils ne connurent point les tristesses et les humiliations que donne aux cœurs inutilement dévoués une patrie déchirée, diminuée, où de vastes écroulemens démasquent les incertitudes de l’avenir. Ils emportèrent au tombeau l’image d’une renaissance nationale, et, tout chargés d’années qu’ils fussent, ils me semblent aussi enviables que les jeunes morts, aimés des dieux.

André Bellesort.

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