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sens, une portée, un attrait vivant, que nul autre œil que le sien n’y aurait aperçus. « J’ai toujours été un original, écrit-il à soixante-dix ans, et je crois bien que je le serai jusqu’à la un. Toute ma vie, lorsque je me retourne en arrière, ressemble à ce qu’elle était à Londres, il y a trente et un ans. Émerveillé, j’allais de Hyde-Park à Regent’s-Park ; ravi, je grimpais sur les hauteurs de Richmond, et regardais fleurir le may-tree ; l’air que je respirais, les objets que je voyais, tout m’étonnait et me réconfortait ; mais toujours et partout j’errais comme un étranger, sans pouvoir prendre ma pleine part de rien de ce qui se passait autour de moi. Un badaud, toujours et partout rien qu’un badaud. Et cela dure encore, et je ne m’en plains pas. D’observer les choses, cela me fait presque plus de bonheur que de les posséder. » Jamais il ne cite un fait, dans ses lettres, que tout de suite il ne l’anime d’une couleur ou d’une émotion personnelle. Toute son âme s’épanche à nous, avec une aisance, un abandon, une verve incomparables ; et une âme si adorablement jeune, à la fois si naïve et si malicieuse, que je connais peu de lettres dont la lecture m’ait laissé une telle impression de fraîcheur printanière. Voici, d’ailleurs, une de ces lettres ; je la choisis au hasard, entre cinquante que j’ai notées comme méritant d’être traduites en entier. Mais je dois ajouter que nulle traduction ne pourrait rendre le parfum vraiment exquis de pages qui sont, tout ensemble, de libres causeries et des poèmes en prose : car c’était encore l’une des particularités de Fontane que, jusque dans ses lettres les plus intimes, il gardait scrupuleusement le souci de la justesse des termes et de leur beauté musicale.


Norderney, le 19 juillet 1883.

Ma chère femme,

Mes heures de pluie à Emden ont heureusement pris fin ; et, vers une heure et demie, presque sans aucun retard, le bateau s’est mis en route. C’était, naturellement, un Empereur-Guillaume, mais beaucoup plus jeune que son vénérable parrain. Une vingtaine de passagers à bord. Je me suis lié, tour à tour, avec une famille saxonne de Weissenfels, et avec une famille juive, probablement de Posen ou de Varsovie. Les Saxons, un jeune couple avec trois enfans, étaient de ce type amusant, et pour moi extrêmement sympathique, que j’ai souvent rencontré chez leurs compatriotes : pleins de belle humeur, un peu loustics, et toujours prêts à se moquer de soi-même comme des autres. Sitôt assis, le père a commandé cinq tasses de café. Et quand elles sont venues (c’étaient d’ailleurs des spécimens gigantesques du genre), je lui ai dit que, tout de suite en l’apercevant, je l’avais soupçonné d’être Saxon, mais que ce café, à présent, ne me laissait plus aucun doute