Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du temps passé, sans doute, mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et presque respectable.

Après mille révérences, pendant qu’on se hâte de me préparer des bonbons et du thé, je passe du coin de l’œil l’inspection de ce logis. C’est drôle d’être là, et Mlle Pluie-d’Avril, en maîtresse de maison, comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son impayable minois !… Un intérieur bien modeste ; on est comme chez des gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns, jetés çà et là, semblent des robes de fée qui traîneraient dans une chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des photographies de Mlle Pluie-d’Avril et de quelques-unes de ses camarades, dans leurs rôles à succès : frimousses de jeunes chattes, avec des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi deux images européennes : l’impératrice Eugénie et le roi Victor-Emmanuel… Cependant je ne vois nulle part la table des ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des baguettes d’encens, que l’on trouve dans les maisons les plus pauvres. Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l’indice de toute famille constituée ; la petite danseuse n’a donc point de parens, et n’est chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand’mère de hasard.

Au fait, pourquoi donc s’en est-elle allée, la soi-disant grand’mère, la vieille dame aux yeux restés honnêtes ?… Et pourquoi M. Swong, assis gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la Médicis, m’observe-t-il fixement avec ses yeux verts ?… Dans ce milieu-là, tout est mystérieux et tout est possible… Cependant, non, je ne peux croire que cette éclipse de Mme Pigeon soit intentionnelle ; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde…

Quand il est l’heure de prendre congé, j’embrasse Mlle Pluie-d’Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l’espérance de me revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s’est passé à souhait, il n’y a eu nulle équivoque, et, sur la