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dernière marche du vieil escalier, Mlle Pluie-d’Avril, prosternée, son éventail à la main, me suit d’un franc et gentil sourire…

Mais qu’est-ce qu’il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de danseuse, et dans ce petit cœur ?… Toujours la mélancolique interrogation sans réponse, que j’ai si souvent ressassée à propos d’êtres essentiellement différens de moi et indéchiffrables, chats, singes, ou enfans des races humaines très distantes de la nôtre, dont le regard était entré dans le mien par la route profonde… Et puis, quels seront ses lendemains, à celle-là, et quelles aventures l’attendent ? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la fleur de l’enfance sera fanée sur ses joues ? Et alors, si elle ne l’est plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux belles robes ?…

Tout en songeant à ces lendemains de Mlle Pluie-d’Avril, qui incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les quais, les cabarets à l’américaine. C’est l’heure où la foule lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux charbon de terre, qui aura été, plus que l’alcool peut-être, le fléau destructeur de notre espèce. Et là-bas, sur la rive d’en face, au pied de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l’air du soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol : là est l’arsenal maritime, où l’on s’épuise nuit et jour à construire les plus ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d’ensemble, inconnues à nos ancêtres.


Jeudi, 17 janvier. — La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes cinglantes.

Dans ma chambre du Redoutable, — la porte fermée pour moins entendre ce perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots, — un tel déluge mettait, avant l’heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais d’ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la musique de Wagner, comme si on l’eût jouée au fond d’une armoire close : c’était un passage de Tristan et Iseult que j’accompagnais, d’une manière un peu distraite tout d’abord, et que mon serviteur Osman