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mouton, l’autre d’un jeune veau ; parfois même, quelque parent riche amène un bœuf qui n’a pas encore porté le joug. Et c’est alors que l’épousée ceint sa tête du bandeau des matrones qu’elle ne quittera qu’à la mort : le soleil ne doit plus baiser les cheveux d’une femme mariée.

Que de vieux usages se conservent sous la poussière de ces routes ! Ce sont à peu près les mêmes qu’en Valachie, mais ici la tristesse qui les enveloppe les rend encore plus touchans. J’aime, dans les cimetières, ces longues branches plantées sur les tombes de ceux qui moururent avant d’être mariés, ces branches bientôt flétries, que, jeunes époux, ils eussent portées à la main le jour de leur mariage, et dont la mort ombrage parcimonieusement leur couche solitaire. Et j’aime ces puits creusés dans les champs pour le repos d’une âme. Là où le passant se rafraîchit, c’est la mémoire d’un père, d’une mère, que la piété filiale honore. Dieu veuille que cette eau des morts soit douce aux vivans !

L’eau du Pruth ne le fut pas. Nous avons été jusqu’à la frontière russe. Cette petite rivière du Pruth, la plus fantasque des rivières, coulait, calme et bleue, devant son rideau de peupliers. On eût dit à la voir un sage cours d’eau qui n’a d’autre souci que de rouler un peu d’azur entre les maïs roumains et les vignobles de la Bessarabie. Mais, au printemps, elle s’enfle et se répand à travers les champs avec toute la folie d’une imagination slave. Point d’année où cette capricieuse ne change de lit. Elle laisse derrière elle des lambeaux de grève blanche qui scintillent au soleil comme des parures abandonnées. Les sauterelles la traversent en été ; en hiver, les loups. Le paysan roumain la redoute à l’égal d’un fleuve des enfers. Il la voudrait si large que le rivage n’y pût apercevoir le rivage, ni la voix entendre la voix, ni les yeux rencontrer les yeux, si large que les sauterelles, les choléras, les armées ennemies, tout ce qui menace de la franchir se noyât, s’abîmât dans ses eaux troubles. « Ah, Pruth, rivière maudite ! » Et cependant cette Bessarabie, dont nous distinguons les villages et les églises, est habitée par d’anciens Roumains. Mais le paysan se rappelle les invasions russes. Il maudit le Pruth de n’avoir pas su le protéger. Il lui attribue un pouvoir de génie malfaisant. Et sur cette terre découverte, que sa richesse semble étaler comme une proie facile, ne vous étonnez, pas qu’il ne soit pas encore revenu de ses an-