Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

française où deux jeunes gens se montraient une pièce de cent sous : « Irons-nous dîner, demandait l’un, ou danser au bal de l’Opéra ? » Et l’autre répondait : « À quoi bon se donner le nécessaire, quand on peut s’offrir le superflu ? »

… « Il y a quelque mélancolie peut-être à se dire, lorsqu’on a mon âge, qu’on représente le parti de l’avenir. Mais cette mélancolie ne va pas sans une certaine fierté. Je laboure, à la fin de mon automne, pour une moisson que je ne récolterai pas. L’hiver neigera sur la terre comme sur ma tête. Vieux cultivateur de maïs, j’ai confiance dans l’hiver. Et l’on me rendra au moins cette justice que je n’ai jamais trottiné derrière la popularité ni courbé les épaules devant la majesté du pouvoir … »

L’âme de la Roumanie est foncièrement optimiste, et son optimisme se communique presque à tous ceux qui foulent ses fertiles terroirs. Le moyen de douter de l’avenir, quand on entend sourdre sous ses pas des promesses d’abondance ? Comme mon petit prophète de Iassi, et à l’autre extrémité de la société, M. Carp salue déjà le soleil qui luira sur les hommes de demain. C’est en somme l’expression la plus haute et la plus désintéressée que puisse prendre notre amour de la vie.

La pluie avait cessé, quand je m’éloignai de Tibanesti. La pleine lune s’était levée sur ces solitudes. Le sabot des chevaux faisait de sourds clapotemens dans la terre grasse. À moitié route, le bourg juif de Negresti nous apparut, et des parfums m’arrivèrent enveloppés d’une musique de danse. J’aperçus à travers une foule de paysans assemblés à la porte d’une demeure ouverte un bal où tournoyaient des robes blanches. Ce ne fut qu’un éclair : la steppe nous ressaisit.

… Encore un arrêt dans les champs moldaves : une salle d’auberge ; deux paysans qui boivent de la souika, un Juif qui les sert, et un tsigane, son violon sous le bras, qui regarde par l’étroite lucarne le clair de lune. J’aurais voulu être peintre. Comme plancher, de la terre battue ; comme table, un tréteau ; comme comptoir, deux tonneaux sous un rayon de bouteilles : les paysans aux cheveux longs et rares, les yeux rivés à la table ; le Juif, tête carrée par le haut et pointue par le bas, l’air impassible ; le tsigane, le collet relevé sur sa tête d’oiseau sauvage : les quatre hommes silencieux. Quelle histoire de la souffrance humaine, et qui remplirait des nuits entières, si tout le passé de ces hommes à travers les âges leur montait aux lèvres ! Que de