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recueils d’articles ? Sainte-Beuve, qui croyait devoir faire quelques concessions au goût environnant et aux formules à la mode, prétendait qu’ils formaient une collection de « monographies. » Le mot n’est-il pas un peu gros, un peu pédantesque aussi ? En réalité, ces Lundis, ce sont encore et toujours des « portraits : » portraits littéraires, portraits historiques et portraits moraux, portraits en pied et portraits de profil, et portraits qui, pour l’intensité de la couleur et la vérité de la vie, rivalisent avec les meilleures créations du roman contemporain. La manière de Sainte-Beuve, qui avait peut-être plus d’éclat et de poésie dans le Port-Royal, a ici quelque chose de plus dépouillé, de plus incisif, de plus direct ; mais ce sont toujours ces coups de pinceau successifs, ces traits qui s’ajoutent les uns aux autres, tantôt se neutralisant et tantôt se renforçant les uns les autres, et ces retouches, et ces « repentirs » qui, peu à peu, font lever et laissent dans l’esprit du lecteur une image mobile, nuancée comme la vie elle-même. Jamais encore (la critique n’avait ainsi fait concurrence, et une heureuse concurrence, à la littérature d’imagination, et c’est ce qu’on n’a peut-être pas revu depuis.

Ce qui donne encore leur prix à ces trente volumes d’essais, c’est le parfait équilibre qui s’y établit peu à peu entre les divers élémens dont s’est composée jusqu’ici la critique de Sainte-Beuve. Il analyse et il décrit, il explique et il commente, il traduit et il transpose, il évêque et il juge. L’étude biographique et la psychologie, l’histoire morale ou sociale, philosophique ou littéraire, la philologie même, tout ce qui peut servir à mieux faire comprendre les origines et la formation d’un talent, et les caractères spécifiques d’une œuvre, il y a recours, sans parti pris, à la rencontre ; et, son enquête achevée, il « conclut, » il juge ; il juge, à vrai dire, moins au nom de certains principes esthétiques et fixés d’avance qu’au nom de son goût personnel, lequel est essentiellement un goût d’humaniste classique élargi par le romantisme ; mais enfin, il juge, ce qu’il ne faisait pas toujours auparavant. Et, tout en subissant l’influence de trois de ses disciples, Renan, Scherer et Taine[1], il maintient nettement contre eux, contre le dernier surtout, avec l’obligation de juger, ce qu’on pourrait appeler les droits de l’art et du goût, et du génie même, qui échappera toujours à nos constructions

  1. Cette influence a été mise très fortement en lumière par M. Brunetière dans le beau discours de Boulogne, qui ouvre le Livre d’Or.