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Les Japonais ne sont point les Mongols, et nous ne sommes plus au XIIIe siècle. Mais les conditions de la vie des peuples asiatiques et de leurs rapports avec l’Europe sont déterminées par des circonstances permanentes que les siècles et les hommes n’ont pas créées et qu’ils ne sauraient modifier. L’Europe est un prolongement, une péninsule de l’Asie : entre elles, point de frontière naturelle, aucune solution de continuité, mais des affinités de sol et de climat, une parenté géographique de nature à créer une solidarité historique. Entre Occident et Orient, les relations de commerce et de guerre sont la règle ; l’isolement est l’accident. Ce n’est pas la nature, c’est l’Islam qui, triomphant avec Timour, vers la fin du XIVe siècle, dans l’Asie touranienne, ferma les routes séculaires du commerce et enveloppa de mystère et de mort les principautés turques de la Transoxiane et du Turkestan. L’Europe prit l’habitude d’aller chercher l’Asie par mer, par le cap de Bonne-Espérance, depuis Vasco de Gama, et par Suez, depuis Ferdinand de Lesseps ; la Chine lui apparut comme un pays fermé, où l’on n’accède que par quelques « ports ouverts, » et, pour les Chinois, les nations chrétiennes furent les « barbares de la mer. » L’Asie et l’Europe s’ignorèrent réciproquement ; elles cessèrent de se comprendre et de se compénétrer.

Quelle que soit l’issue de la guerre où Russes et Japonais s’étreignent actuellement avec un égal acharnement et un égal héroïsme, elle aura certainement pour conséquence de mêler plus intimement la vie de l’Europe aux affaires de l’Asie. Lorsque, dans le recul des siècles, la guerre russo-japonaise n’apparaîtra plus que comme un point sanglant sur la route de l’humanité, c’est encore de cette heure que l’histoire fera partir l’ère nouvelle où, refluant vers leurs origines, les peuples occidentaux ont repris contact avec la vie asiatique. La marche des Russes vers l’Orient, en faisant disparaître les petits États musulmans du Turkestan où, naguère encore, un chrétien ne pouvait pénétrer qu’au péril de ses jours, a rouvert l’ancienne « route de la soie, » déblayé la voie où passèrent les armées chinoises, turques et mongoles et le commerce de Venise. En conduisant une voie ferrée vers l’Extrême-Orient, la Russie a réveillé cette Asie de l’Amour, de la Mandchourie et de la Mongolie que le monde oubliait depuis les temps du Tchinghiz Khan. C’est une loi de l’histoire humaine que, plus encore que le commerce, la guerre rapproche les peuples : tel sera le résultat du