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versée à son mari[1]. Appauvrie de ce capital, elle dut s’appauvrir encore pour la réfection totale de l’hôtel de Narbonne, qui lui coûta 100 000 francs. Elle travailla dix ans à combler ce vide, l’hôtel devant constituer dans ses plans la dot de Solange. Encore n’était-elle pas dégagée lors du mariage. Une somme de 50 000 francs était hypothéquée sur l’immeuble. George Sand donna donc en dot à sa fille (contrat du 18 mai 1847) l’hôtel de Narbonne avec les charges qui lui incombaient de ce chef, c’est-à-dire avec l’obligation pour la communauté de solder les créances encore dues sur l’hôtel, ou de payer les intérêts de l’hypothèque. L’hôtel rapportait, en loyers, 8 264 francs à la date de 1845. C’était donc, au bas mot, une rente de 5 750 francs net environ que George Sand donnait à sa fille en la mariant, par avancement d’hoirie ; et, vu l’état général de ses finances, cette dot était de sa part une vraie largesse ; c’est elle, la mère, qui la fournissait en entier, sur ses biens patrimoniaux. Ces détails seraient oiseux si Solange, dans ses lettres à Chopin, ne parlait des « créanciers de sa mère » dont le ménage serait la proie. Ce terme révèle, chez la jeune femme, ou une ignorance surprenante de son contrat de mariage, ou un usage équivoque de la langue. Le bon Chopin devait s’y laisser prendre. Que n’a-t-il point cru, de ce qui lui venait par Solange, dans la disposition d’esprit où il était !

En réalité, quand le déficit se révéla dans le ménage, — c’est-à-dire dès le lendemain, à cause des dettes du mari, — George Sand était hors d’état de tirer sa fille d’affaire, quand même elle l’eût voulu. Dès novembre ou décembre 1847, les époux Clésinger touchent à la ruine. Et en 1848, ce sera d’abord la saisie mobilière, puis la vente de l’immeuble, à la requête des titulaires de l’hypothèque, pour intérêts impayés. L’hôtel de Narbonne, finalement, fut vendu à l’audience des criées, le 6 décembre 1848, pour la somme de 100 080 francs, au moment le plus désastreux pour une vente de cette nature, au lendemain d’une révolution[2].

George Sand, le cœur navré, dut laisser l’exécution s’accomplir. Mais nous démêlons, dans les allusions de certaine lettre,

  1. Histoire de ma vie, IV, 422-423. Sur la fortune patrimoniale de George Sand, voyez Wladimir Karénine, ouvr. cité, I, 225-226.
  2. Nous devons tous ces détails à l’obligeance de M. Henry Harrisse, ami de la famille, et qui fut consulté au sujet des réclamations de Solange lors du règlement de la succession, en 1877, après la mort de George Sand. On sait par ailleurs (Souvenirs et Idées, etc.) quel ami précieux M. Harrisse fut pour George Sand de 1866 à 1876.