Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/408

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

refuges aux nihilistes traqués et aux bandits en fuite. Ceux que l’on connaît dans les pêcheries mènent une âpre vie dont la saumure les conserve. Ils habitent de misérables cabanes que les crues du fleuve envahissent. Quand l’eau y pénètre, ils dorment sur leur table ; et, quand la table se met à flotter, ils couchent sur le toit. D’ordinaire, ils partent le lundi matin et ne rentrent que le samedi soir. Quelques-uns restent absens deux et trois mois. Ils campent alors sous des moustiquaires et sous des huttes de joncs. Leurs escouades se composent de douze hommes conduits par un ataman, et chaque escouade possède en commun ses filets et ses engins qu’on évalue à sept ou huit cents francs. L’ataman, homme d’expérience, décide, selon le vent et l’eau, de la place et de l’heure où l’on jettera les filets. Ces pêcheurs, toujours les pieds dans la boue et dont le sommeil respire à pleins poumons la buée des marais, n’ont jamais de fièvre et supportent allègrement leurs saouleries du dimanche. Fils du Danube, leur existence est aussi longue que le cours de ce fleuve.

Mais aussi quels beaux mangeurs de poissons et comme ils se consolent du règne de l’Antechrist par les raffinemens de leur art culinaire ! La bouillabaisse des Marseillais me paraît sans saveur, depuis qu’on m’a révélé les soupes lippovanes. Et d’abord ils font bouillir dans une énorme marmite vingt kilos de carpes, de tanches, de brèmes, de sandres, jusqu’à ce que l’eau ait absorbé tout le suc des chairs fondantes. Puis ils rejettent ce tas de poissons, dont se régaleraient nos carêmes, car les maîtres gourmets réservent ce court-bouillon succulent à la cuisson des esturgeons de qualité et des sterlets délicieusement gras. Sterlets et esturgeons y mijotent entre deux couches de légumes, et la fumée qui monte de leur marmite embaume la steppe. Ils ont encore une façon de rôtir les carpes telle que, si j’étais riche, je m’attacherais un cuisinier lippovan. Et, quand il leur reste une croûte de pain, ces Vieux Croyans la beurrent de caviar frais. Voilà qui permet à leurs sectes millénaires d’attendre patiemment l’arrivée du Messie ou, si j’en crois M. Anatole Leroy-Beaulieu, le retour de Napoléon.

Il ne faudrait pas se figurer que les pêcheurs n’ont qu’à plonger leurs mains dans le Danube pour en retirer des poissons de choix. La pêche de l’esturgeon ne va pas sans péril. On suspend, sur la moitié du fleuve, à deux poteaux ou à deux flotteurs, des filets formés de longues lignes qui balancent, au mouvement