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déterminent la violence du courant. Ses surveillans se défient de sa paresse et l’empêchent de s’endormir. On exige de lui une impétuosité constante et régulière. On ne lui permet pas d’oublier un instant qu’il n’est qu’une route, une grand’route internationale, ainsi que l’indiquent, fichées de mille en mille, des plaques noires aux chiffres blancs.

Depuis hier, le paysage n’a guère changé. Il semble qu’on y embrasse d’un seul coup d’œil les deux cent cinquante mille hectares de marécages et de roseraies qui composent le delta. C’est un océan où le soleil ondule en vagues de lumière et se brise en remous d’étincelles. Mais les quais de Soulina apparaissent brusquement, aussi tristes que des haillons mis à sécher entre deux infinis. Derrière une rangée de maisons borgnes surgissent des minarets pointus et des dômes d’église. Nous mouillons au pied d’un restaurant vitré, dont la vue évoque le souvenir des fritures de Bas-Meudon, près de la demeure caduque où jadis les pachas turcs fumaient leur narghilé. À l’extrémité du quai, sur un morceau de terre formé du sable et des pierres que les vaisseaux de toutes les nations jetèrent en passant, s’élève le Palais de la Commission européenne. Trois cariatides au sein nu et aux ailes éployées soutiennent son balcon. Le Danube vient mourir sous ses fenêtres, continuellement fouetté par les vents d’Odessa. Là encore, il s’ensablerait si la plus puissante drague du monde ne labourait son embouchure et n’assurait aux navires les vingt-quatre pieds d’eau qui leur sont nécessaires.

Ce Soulina, avec sa petite population dépareillée de Grecs, de Turcs, d’Arméniens, d’Italiens, d’Allemands et de fonctionnaires roumains, a l’air d’une colonie pénitentiaire. Comment vivent ces gens-là pendant les longs hivernages ? Je conçois parfaitement la solitude, et je me suis surpris plus d’une fois à envier les gardiens des phares. Mais ces bourgades qui ressemblent à un quartier louche, amputé d’une grande ville, me paraissent inhabitables.

Cependant on y vit ; on y vit même fort heureux ; car j’y ai rencontré un ingénieur danois qui y réside depuis trente-trois ans et dont ces trente-trois ans n’ont altéré ni le teint frais ni la belle humeur. Ce petit homme, aux yeux bleus comme de vieilles faïences, et qui vous fait marcher son Danube tambour battant, m’a conté en une heure de quoi défrayer un volume de chasses et d’aventures. J’ai pénétré à sa suite dans les bouges où les