Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/499

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de jeunes gens, qui s’était mise à son service, vint lui annoncer le résultat de la lutte.

Mais, s’il fut d’abord enivré par son succès, ce qui était bien naturel, on peut être sûr, quand on le connaît, que l’ivresse ne dura pas. Il était trop perspicace, il avait trop l’habitude de voir les choses par leurs mauvais côtés pour ne pas distinguer clairement, dès les premiers jours, ce que la situation avait de grave, et les dangers qu’il allait courir. De tous ces dangers, le plus rapproché, le plus menaçant, celui qu’il fallait écarter d’abord, lui venait du collègue que le suffrage de ses concitoyens lui avait donné. Il y avait quelques semaines à peine qu’il l’avait accablé d’injures devant le Sénat, le traitant de voleur et d’assassin, et l’élection venait d’en faire son associé, l’homme qui allait gouverner Rome avec lui. Ils devaient à tout moment se concerter, s’entendre, prendre des mesures en commun, et l’on savait qu’ils avaient des opinions contraires et ne s’accordaient en rien. Que pouvait-il résulter de cette alliance mal assortie ? Et comment l’Etat allait-il marcher, avec des conducteurs qui le tireraient en sens inverse ?

Les vieux Romains, pour se délivrer à tout jamais des inconvéniens de la royauté, avaient imaginé d’en limiter la durée à un an, et d’en investir deux personnes au lieu d’une, c’est-à-dire de la remplacer par le consulat, et il faut bien croire que le moyen était bon, puisque la royauté, pendant des siècles, n’a pas reparu. Mais il présentait aussi des dangers. Le plus grave était celui dont Cicéron allait avoir à souffrir et qui provenait de la diversité d’humeurs et de sentimens entre les deux collègues. Ce danger était d’autant plus à craindre qu’en instituant la magistrature nouvelle, on avait voulu lui conserver la grandeur et le prestige de l’ancienne. Afin de ne pas paraître en diminuer la majesté en la partageant, et pour que chacun eût l’air de la posséder tout entière[1], on avait évité de faire des séparations trop précises d’attributions entre les deux collègues, ce qui devait rendre, à ce qu’il semble, les conflits presque inévitables. La merveille, c’est qu’ils aient été si rares, et qu’une machine aussi délicate ait marché sans encombre pendant tant de

  1. Cumunum magistratum administrent, unius hominis vicem suslinent. Mommsen a donné une excellente explication de ce passage d’Ulpien et il a fait d’une manière définitive la théorie de la dualité du consulat dans son Droit public (I, p. 33, de la traduction française).