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se regarder comme sa créature et à se mettre à l’ombre de ce grand nom. C’est ce que Crassus ne peut souffrir, et ce qui le rend irrémédiatement hostile à Cicéron. César n’a pas d’inimitié personnelle contre lui ; mais, comme il vient de le voir réussir dans sa candidature par l’appui des aristocrates, il ne doute pas que les circonstances ne l’amènent nécessairement à le combattre, et il s’y prépare. Ce sont là des adversaires puissans, et Cicéron doit se demander sur quels alliés il peut compter pour leur tenir tête. Il lui en faut de solides, de décidés, qui non seulement prennent son parti dans les assemblées politiques où il va être vigoureusement attaqué, mais qui le défendent contre le peuple ameuté, si, comme on peut le craindre, la lutte dégénère en séditions. L’aristocratie ne domine pas seulement au Sénat, où elle est maîtresse, mais avec la masse de cliens, de serviteurs, d’obligés dont elle dispose, avec les partisans que lui donnent les souvenirs du passé, le respect des traditions et des habitudes, elle peut, dans la rue, en cas d’émeute, au Forum, pendant les réunions publiques, au Champ de Mars, les jours d’élection, tenir tête au flot populaire. Cicéron était donc forcé de se tourner vers l’aristocratie.

Au fond, il ne lui était pas contraire. Il a toujours affirmé que ses sentimens le portaient de ce côté. Il avait le tempérament d’un conservateur et d’un modéré. Quintus Cicéron prétend que, s’il l’a souvent attaquée, dans la première partie de sa vie politique, c’était uniquement pour complaire à Pompée, qui était en lutte avec elle. Quintus exagère ; il avait d’autres raisons, et plus légitimes, de lui en vouloir. Et pourtant, on croit voir que, tout en la malmenant, c’est vers elle que le portent ses préférences. Même quand il flétrit les proscriptions de Sylla, qui furent un des premiers spectacles qu’il eut sous les yeux et qu’il n’a jamais oublié, il a soin de dire que si le dictateur abusa cruellement de sa victoire, sa cause n’en était pas moins légitime : secuta est honestam causam non honesta victoria, Cicéron était un sage, que toutes les exagérations blessaient. Quand il trouve qu’un parti va trop loin, même le sien, il ne peut s’empêcher de le blâmer. C’est qu’en réalité, il n’était tout à fait d’aucun parti ; il rêvait même d’en faire un à son usage, qui aurait compris tous les bons citoyens, ceux de la ville et de la campagne, ceux des municipes, auxquels il a toujours témoigné une prédilection particulière, et même au besoin quelques honnêtes