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de la naissance de Julie, avait cinquante-deux ans sonnés ; son âge et son physique se prêtaient mal au rôle de séducteur. À cette époque, au reste, il vivait à cent lieues de Lyon, où il ne séjourna que dix années plus tard ; alors archevêque d’Embrun, il résidait continuellement dans son lointain diocèse, tout occupé de la lutte acharnée qu’il avait à soutenir contre son suffragant, — Soanen, évêque de Senez, l’une des colonnes du jansénisme, — et n’ayant guère l’esprit aux galantes entreprises. Ajoutons que les lettres, aujourd’hui publiées, de Mme du Deffand suffiraient à elles seules à détruire cette légende : « M. le cardinal de Tencin, écrit-elle en parlant de Mlle de Lespinasse, la rencontra chez moi dans la visite qu’il me rendit ; il me demanda qui elle était ; je ne fis pas difficulté de lui en faire confidence[1]… » L’assertion du gazetier ne repose sur d’autre fondement que la communauté d’existence entre d’Alembert et Julie, et l’irrégularité de leur double origine ; c’est sur cette base fragile qu’il a construit tout son petit roman.

Le champ demeurait donc ouvert aux hypothèses et le mystère risquait de ne jamais être éclairci, quand un hasard heureux m’a mis sur une piste nouvelle, qui, à défaut d’absolue certitude, mène, semble-t-il, à la solution du problème. J’ai dit jadis, dans un autre ouvrage[2], quelle étroite familiarité régna longtemps entre Mme Geoffrin et Mlle de Lespinasse. Dans le célèbre hôtel de la rue Saint-Honoré, cette dernière, douze années durant, fut, peut-on dire, chez elle, y passant plusieurs heures chaque jour, et trouvant constamment en la vieille maîtresse du logis la plus sage des conseillères, la plus généreuse des protectrices, quelque chose comme une seconde mère. Si une personne reçut jamais les confidences intimes de Mlle de Lespinasse, ce fut assurément cette fidèle et discrète amie. Or, dans les notes, destinées à son propre usage, où elle consignait tous les soirs ses souvenirs personnels ou les informations reçues dans la journée, la fille de Mme Geoffrin, Mme de la Ferté-Imbault, au cours des pages qu’elle consacre à la commensale de sa mère, revient à deux reprises sur le secret de sa naissance : « Elle était, écrit-elle, la fille bâtarde du frère de Mme du Deffand

  1. Lettre du 30 mars 1754 à la duchesse de Luynes.
  2. Le Royaume de la rue Saint-Honoré, p. 345 et suivantes.