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s’aggravant, comme elle dit, du « cachot éternel » d’une cécité maintenant presque complète, lui inspirait un indicible effroi ; elle retardait sans cesse l’heure de se retrouver dans les murs de ce froid logis, vide de toute réchauffante affection. C’est pour juin qu’elle s’annonce d’abord, puis elle recule l’échéance en août, et c’est seulement au mois d’octobre[1]qu’ayant rencontré d’Alembert au château du Boulay[2], chez leur ami commun, M. du Trousset d’Héricourt, elle revint en sa compagnie s’installer dans la capitale. Elle y était depuis peu de semaines, lorsqu’elle reçut une lettre de Julie qui paraissait devoir mettre à néant sa plus chère espérance.

Chaque jour, en effet, la jeune fille sentait croître sa répugnance à faire un saut dans l’inconnu. Elevée à la campagne, dans l’isolement et dans l’obscurité, qu’allait-elle devenir dans le tourbillon parisien ? Dépaysée, perdue dans ce « grand monde, » qui lui apparaissait de loin comme singulièrement redoutable, ne s’y trouverait-elle pas plus seule que derrière les grilles du couvent ? Et somme toute, ennui pour ennui, ne valait-il pas mieux, disait-elle, s’en tenir à celui auquel elle était « toute accoutumée ? » Après mûres réflexions, elle en revenait donc à sa première idée : recourir à Camille d’Albon, obtenir une rente viagère qui lui permît de demeurer à Lyon, pour y mener une vie cachée, unie et sans éclat, mais indépendante et tranquille. En cas de refus de son frère, mais dans ce cas seulement, elle se rendrait aux vœux de Mme du Deffand. Si déçue que fût la marquise à la lecture de ces lignes, elle se montra parfaite de dignité et de modération : « Je suis persuadée, écrit-elle[3], que M. d’Albon se déterminera à vous assurer une pension… Ainsi je vois mes projets bien éloignés ; mais au cas qu’il vous refuse, vous y gagnerez la liberté entière de faire toutes vos volontés, et alors je souhaite que vous ayez toujours celle de vivre avec moi. » Elle rassurait d’ailleurs Julie sur la continuation de ses bons sentimens : « Ce n’est point une faute de dire sa pensée et d’expliquer ses dispositions ; c’est au contraire tout ce qu’on peut faire de mieux. » Bien loin donc de lui en vouloir, elle lui savait « bon gré de sa sincérité » et, quoiqu’elle craignît fort de voir l’association à vau-l’eau, « elle ne l’en aimerait pas moins

  1. 1753.
  2. Non loin de Fontainebleau.
  3. Lettre du 13 février 1754.