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On avait été vaincu, il est vrai, mais la France n’avait succombé que sous l’effort d’une coalition qui elle-même ne devait son succès qu’à la trahison de Bernadotte, de Murat, de Bourmont. L’orgueil national n’acceptait l’idée de la défaite qu’en la corrigeant par une série de circonstances atténuantes. La masse du public ne se reportait guère vers les heures sombres, quoiqu’elles fussent les plus récentes. L’Empire apparaissait toujours dans le glorieux rayonnement de Marengo, d’Austerlitz et d’Iéna.

Ce sentiment était entretenu par les survivans de la Grande Armée, nombreux encore et tout pleins de leur sujet. La guerre était la période éblouissante de leur vie. Ils avaient pris part à de si grands événemens, ils en conservaient un souvenir si profond qu’ils ne pouvaient guère parler d’autre chose. Souvent indifférens ou même hostiles à la réalité présente, qui leur paraissait trop étroite ou trop mesquine, ils se plongeaient dans la contemplation, dans l’admiration du passé. Presque toutes les familles comptaient parmi leurs membres un ou deux de ces glorieux vétérans. Mon grand-père maternel avait construit les fortifications de Mayence sous la surveillance directe de l’Empereur ; un de mes grands-oncles servait dans la cavalerie. Quatre de mes cousins se trouvaient à Leipzig d’où ils avaient eu tous quatre la chance de revenir.

Dans notre enfance et dans notre jeunesse nous étions tous bercés par la même légende, la légende napoléonienne. Que de fois nous avons entendu les mêmes récits, un peu monotones, mais si vibrans et si sincères ! Ceux qui les faisaient nous semblaient entourés d’une auréole.

Les mots qui sortaient de leurs lèvres résonnaient comme des fanfares. Ils ne parlaient que de grands souvenirs, du grand Empereur, de la Grande Armée, de la grande nation. A les écouter, un frisson d’enthousiasme et de patriotisme passait dans nos veines. Ils nous apprenaient à ne jamais douter de la patrie, à la considérer comme la première des nations, comme la reine du monde. Soldats obscurs ou généraux illustres, ils tenaient tous un langage analogue. Un simple canonnier de marine, débris de la malheureuse expédition de Saint-Domingue, s’exprimait avec la même foi que le général Villatte, le général de Pire ou le baron Achard qui se succédaient dans le commandement de la division de Metz.

Sous l’impression de ces récits, presque toute la jeunesse