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vie dans l’industrie du transport. Au contraire, l’ouverture des cours d’eau ne nécessite point de grands travaux, elle ne fait gagner directement d’argent à personne ; mais les vapeurs européens font une concurrence très directe aux nombreuses jonques indigènes ; la population grouillante et turbulente des mariniers et des haleurs pourrait s’en émouvoir.

Le trouble jeté dans la distribution du travail est, de même, l’une des causes qui rendent fort difficile l’introduction du progrès moderne dans beaucoup de branches de production. L’adoption des procédés scientifiques usités en Europe permettrait de produire autant, et même plus qu’aujourd’hui, en employant beaucoup moins de main-d’œuvre. Mais que deviendraient les gens ainsi privés de leur gagne-pain ? Nous savons bien qu’ils trouveraient à s’occuper, et peut-être à de meilleures conditions, dans la foule d’industries nouvelles qu’amènerait l’invasion des grandes applications scientifiques. L’expérience de l’Europe prouve amplement que le machinisme ne diminue pas la somme totale de main-d’œuvre employée, mais qu’en augmentant énormément la production, il la répartit différemment et la déplace. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a un moment de crise à traverser et que de réelles souffrances l’accompagnent ; l’exemple de l’Europe en témoigne aussi. Encore cette crise a-t-elle été atténuée parce que l’introduction des machines et la constitution de la grande industrie se sont faites, chez nous, graduellement, au fur et à mesure des découvertes ; elle serait beaucoup plus aiguë en Chine où l’on passerait brusquement de l’organisation économique de l’Europe du XIIIe siècle à celle de l’Europe, voire de l’Amérique du XXe. Lorsqu’on entend encore aujourd’hui les plaintes qu’émettent bien des ouvriers européens, chaque fois qu’il s’agit d’introduire une nouvelle machine diminuant l’emploi de la main-d’œuvre dans une industrie déterminée, comment s’étonner que les Chinois, infiniment plus conservateurs, plus attachés à leurs traditions, à leurs procédés héréditaires de travail, s’effrayent à la perspective de renoncer à leur tâche accoutumée pour aller chercher, peut-être au loin, à gagner leur vie par des modes de travail qu’ils ignorent ?

Un voyageur français qui sait très bien voir et peindre, et dont les livres donnent des pays qu’il a parcourus une impression très vivante, M. Marcel Monnier[1], cite un exemple typique

  1. Marcel Monnier, le Tour d’Asie ; II, l’Empire du Milieu ; Plon, Paris, 1899.